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Deux fois soumise. Et un peu féodale

Le débat sur la libre circulation, tout comme la destruction de documents confidentiels par le Conseil fédéral, donne l’image d’une Suisse ni neutre ni indépendante. La Suisse des plus riches, en revanche, ne craint rien ni personne.

Les Bulgares et les Roumains, on en pense ce qu’on veut. Tous mendiants, chapardeurs, criminels (dans la version UDC) ou au contraire tous bons Européens et qu’il convient donc d’accueillir à bras ouverts au sein de la galaxie Schengen (dans la version de la Suisse officielle et politiquement correcte).

Le débat fleuve qui s’est tenu au Conseil national à propos de l’extension de la libre circulation aux ressortissants des deux derniers pays ayant intégré l’Union européenne, ainsi que la reconduction de l’accord global sur ce même principe de libre circulation, a surtout montré que la Suisse n’a pratiquement plus de marge de manoeuvre face à Bruxelles.

Contre une UDC refusant, par la voix de son représentant saint-gallois Lukas Reimann, cette «extension qui ne nous amènera que chômage, délinquance et concurrence sauvage», qu’a donc rétorqué le Conseil fédéral par la bouche de ses trois grâces Eveline, Doris et Micheline? Non pas que la libre circulation pourrait nous apporter, par l’entremise de nos voisins européens, un supplément de richesses économiques, d’âme et de culture, et rendre ainsi la Suisse et la vie en Suisse plus ouverte et intéressante. Mais, beaucoup plus froidement, que refuser l’extension et la reconduction nous mettrait dans une sacrée panade politique.

L’Union ne manquerait pas, en effet, d’actionner la fameuse clause guillotine remettant en question l’ensemble des accords bilatéraux. Bref, la Suisse n’a pas le choix.

Cette Suisse soumise, contrainte de lécher les bottes vernies des bureaucrates bruxellois, ce sont paradoxalement les anti-européens qui l’ont rendue telle en imposant la voie des bilatérales au lieu de l’adhésion. La Suisse serait en effet probablement plus souveraine, libre de ses mouvements à l’intérieur de l’Union plutôt qu’à mendier de l’extérieur toute une série d’accords branlants et particuliers.

L’ambassadeur de l’UE en Suisse, l’autrichien Michael Reiterer, le souligne assez cruellement dans «Le Temps» : «La Suisse aurait besoin de plus de confiance pour ne pas se définir par la négative», au contraire d’une Autriche qui a compris, elle, «qu’il était préférable d’entrer dans l’Union. Ce rapport au plus grand marque une différence entre les deux pays.»

Cette Suisse soumise, on la retrouve, enfin, dans l’affaire des documents confidentiels détruits par le Conseil fédéral, sur fond d’enquête judiciaire à propos d’un trafic de matériel nucléaire.

Le président Couchepin s’est justifié en affirmant que cette destruction avait été imposée par le traité international de non prolifération nucléaire, ce que nombre de spécialistes contestent. L’autre version ne donne pas non plus le beau rôle à la Suisse: les broyeurs fédéraux auraient agi à la demande amicale des Etats-Unis, les documents en question mettant en lumière les relations troubles existant entre Washington et Islamabad.

Dans les deux cas, la Suisse ne tient pas le couteau militaire par le manche et n’a fait que se plier à des exigences venues d’ailleurs, de plus haut, de plus fort qu’elle.

Il existe quand même une Suisse toujours debout, qui ne craint rien ni personne, pas plus l’Union européenne que les Etats-Unis ou le fascisme vert.

C’est la Suisse féodale décrite dans par l’ancien directeur de l’office zurichois de la statistique Hans Kissling, dans son livre «Reichtum ohne Leistung — die Feudalisierung der Schweiz» (Ruegger Verlag 2008.) Et qui montre en s’appuyant sur l’exemple zurichois que la part des plus riches à la fortune totale du pays ne fait qu’augmenter sans cesse.

Non pas en raison d’un quelconque mérite, mais grâce aux héritages: ces trente dernières années, 178’000 personnes ont hérité de 969 milliards de francs. Un magot un peu mort qui ne profite guère à la croissance, laquelle est stimulée, comme on sait, d’avantage par les marchés de masse que par les marchés de niche. Et chaque année, ce sont 30 milliards qui passent ainsi d’une génération à l’autre.

Bah, dira-t-on, c’est toujours ça que les coffres de la malfaisante UE n’auront pas. Sauf que, comme rien n’est parfait, même dans la Suisse féodale, le pactole pourrait attirer les voleurs de poules roumains et bulgares.