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Plus facile de museler le molosse que l’Ospel

Le peuple suisse a peur des chiens et de la fumée, mais pas des banquiers ni des avions de combat: c’est le corps qui parle.

Nous sommes tous un peu genevois désormais: nous avons peur de la fumée passive et des chiens actifs, mais pas des actionnaires de haut vol ni des avions de combat en rase-mottes. Les votations cantonales et fédérales du week-end dernier ont ainsi donné une curieuse image des aspirations et dégoûts du moment.

Canton après canton, les législations anti-molosses ou contre la cigarette au bistrot fleurissent avec une rapidité et un enthousiasme remarquables. Les deux thèmes, il faut dire, sont soutenus par des majorités toujours plus larges et génèrent un risque politique proche du zéro absolu: vilipender clébards et mégots, cela ne mange pas de pain, n’exige aucun effort, aucune stratégie particulière, aucune argumentation pointue — la cigarette, ça tue; le chien, ça mord — et vous attire illico de grosses sympathies. Le monde politique fonce donc tête baissée et serait bien bête de faire autrement.

Alléger la fiscalité des entreprises — parmi lesquelles les PME mais aussi les mastodontes et leurs cossus propriétaires — s’est quand même révélé un poil plus compliqué. La faute peut-être à la multiplication d’exemples calamiteux. Comme celui de l’UBS et de son impassible chef Marcel Ospel qui a réussi l’exploit rare de se faire morigéner par un pourtant vieil ami du grand capital zurichois: Pascal Couchepin s’est mis à grogner devant l’étrange équation des milliards perdus par la banque et des millions mensuels engrangés mécaniquement par son sachem.

Un Ospel certes quelque peu hué et chahuté par les petits actionnaires lors de l’assemblée extraordinaire de l’UBS, mais toujours vissé sur son trône. Et au final la réforme des entreprises est passée. De justesse, mais passée quand même. Plus vite en tout cas qu’un réel allègement pour les personnes physiques — salariés, bas revenus, familles — largement prises à la gorge et sans marge de manœuvre face à l’impitoyable feuille d’impôt. Le grand argentier Merz, devant un résultat si serré et si longtemps incertain, a raconté, au moment du verdict final et comme après un match haletant joué sur un coup de dé ou aux tirs de penalties, avoir passé un dimanche après-midi «très excitant». On est heureux pour lui

Franz Weber n’aura pas eu cette chance: ni adrénaline ni suspens. L’interdiction qu’il avait rêvée du survol des zones touristiques par les FA-18 s’est désintégrée, elle, comme on sait, au décollage, sauf évidemment dans les régions directement concernée.

On voit donc bien le genre de valeurs qui ont le vent en poupe. Le déni de molosses et de cigarettes renvoie à ce qui est devenu le plus intouchable: mon corps. Tellement fragile et important qu’il ne tolère même plus la fumée des autres — s’empoisonner soi-même n’y songeons même plus, ce serait un crime d’auto lèse-majesté. Au point de consacrer la gloire de ces chiens à mémères, qui ne réussiraient même pas à vous arracher un seul poil de mollet. Ruée, nous annonce-t-on, sur les chihuahuas et autres Yorkshire nains.

A l’inverse de la toute puissance corporelle, certaines notions et idées semblent avoir définitivement basculé dans le camp des abstractions molles, éthérées, et des vieilles lunes moisies. La solidarité, l’équité par exemple, qui verraient d’un sale œil les boucliers fiscaux trop bien ciblés, les largesses accordées toujours aux mêmes catégories. Sans parler des idéaux européens qui rendraient obsolète la défense solitaire et disproportionnée du réduit alpin.

Non, désormais, c’est moi mon corps et après lui, après une longue vie saine, sans accroc ni morsure, à peine troublée par quelques vrombissements patriotiques et une légère odeur de bon kérosène que ne viendra plus masquer aucun relent de mauvais tabac, le déluge.