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La bataille fiscale n’aura pas lieu

Economiesuisse et le Parti radical rêvent de desserrer l’étau de l’impôt. Mais il reste un obstacle infranchissable: l’inculture économique du bon peuple qui ne croit plus aux contes de fée libéraux.

Alors, solitaire ou solidaire? Albert Camus le premier joua sur cette assonance facile. Le jeu de mot pourrait être recyclé à propos du débat sur la fiscalité suisse, rallumé à la fois par la Fédération des entreprises suisses (Economiesuisse) et le parti radical, ce qui est un peu la même chose.

La première nommée a ainsi commandité une étude sobrement intitulée «Qui finance l’Etat en Suisse?». Pour Economiesuisse, poser une telle question, c’est déjà y répondre. La réponse tient d’ailleurs en un seul mot: nous.

Enfin, disons plutôt eux: ces 20% de contribuables dit «les plus aisés» et les entreprises, qui apportent près de 60% des recettes fiscales. Pour le reste — un tiers de la caisse commune –, ce sont les autres, tous les autres, qui casquent, vous et moi, classe moyenne ou défavorisée (on ne dit plus depuis longtemps prolétariat). Défavorisé, ça vous a tout de suite une gueule plus sympathique, moins agressive, moins revendicative, plus passive, sans couteau ni rien entre les dents.

On se sentirait presque honteux, un rien coupable, un peu tire-au-flanc, un poil assisté et même légèrement parasite à lire les chiffres dévoilés par Economiesuisse. Laquelle d’ailleurs ne se fait pas prier pour pointer un index accusateur et touiller dans la plaie: sachez braves gens, chères cigales et vils branleurs, que la population aisée, autrement dit les riches de chez riches, paie trois fois plus d’impôts que la classe moyenne et sept fois plus que ces va-nu-pieds de défavorisés.

Et à qui ferait remarquer que payer sept fois plus que presque rien, ça ne fait toujours pas grand-chose (surtout pour des gens dont les revenus seraient plutôt 70 fois que 7 plus élevés que celui du crève-la-faim ordinaire), Economiesuisse a sa réponse prête, son clou bien huilé à planter: c’est justement parce que le fisc est généreux avec les riches que la solidarité fonctionne.

Pressurées, les grosses vaches à lait finiraient vite, on nous le serine, par quitter le troupeau pour aller brouter et se faire tondre ailleurs, vidant ainsi substantiellement les caisses de l’Etat et réduisant donc la manne à redistribuer. Ce credo classique, au léger parfum de chantage, est tellement ancré dans les têtes pensantes de l’économie et du libéralisme politique que, sans doute pour amour insatiable du principe de solidarité, les mêmes milieux veulent aller plus loin, desserrer encore l’étau sur les hauts revenus et les entreprises.

C’est ainsi qu’intervient l’amusant projet du parti radical, l’«Easyswisstax», la feuille de déclaration d’impôt réduite carrément à la taille d’un timbre poste, avec déduction forfaitaire pour tout le monde et un taux d’impôt unique. Autrement dit la fameuse «flat tax», qui jette aux orties le principe de progressivité (plus on gagne, plus le pourcentage à verser augmente).

Un système dont le PRD nous promet monts, merveilles et prospérité, avec une économie libérée de ses freins et carcans qui verrait sa croissance gonflée au viagra de la défiscalisation. Les riches Helvètes n’auraient plus peur de s’enrichir d’avantage et se mettraient à investir à tour de bras noueux. On connaît la musique.

Sauf que ce projet a peu de chance de se concrétiser. Car les moins riches et les carrément pauvres sont têtus. Ou trop bêtes: impossible de leur faire entrer dans le crâne que moins les riches paieront, plus le système sera solidaire. Trop compliqué, d’autant que les défavorisés ont rarement fait Harvard.

Eux voient surtout qu’il est moins douloureux de lâcher 15% d’un million que 15% de 50 000 francs. Et puis, les pays qui ont adopté une flat tax intégrale ne sont guère connus pour l’excellence de leurs systèmes sociaux, ni pour leur culte de la solidarité ou leur sens de la redistribution des richesses: Ukraine, Russie, Roumanie, quelques Etats américains. Des régions où c’est plutôt le chacun pour soi, le «aide-toi puisque personne, pas même le ciel, ne t’aidera» qui est érigé en vérité de base.

Solitaire donc plutôt que solidaire, la flat tax. Bref, cette bataille contre de nouveaux cadeaux aux riches, même le PS serait capable de la gagner, c’est dire.

Enfin, le système actuel, pour embrouillé et confus qu’il soit, donne, comme nous l’apprend L’Hebdo, du travail à toute une série d’entreprises, qui créent donc de la richesse et des rentrées fiscales supplémentaires, bien que leur fonction soit au contraire d’assécher au maximum les caisses publiques: les 2600 bureaux de conseil qui ne vivent que de leurs compétences à expliquer aux solitaires enrichis comment échapper à l’impôt solidaire.