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Pourquoi la Suisse va rater son Euro 2008

Encore une séance calamiteuse de penalties, à Bülach cette fois-ci. Le procès Swissair démontre à nouveau le culte fanatique que ce pays voue à la mesure et à la prudence. Le contraire des valeurs irrationnelles véhiculées par le football.

«En Suisse, l’osmose va prendre. L’événement va remuer toutes les fibres de la patrie, le pays va s’arrêter de vivre le 7 juin 2008.»

Bon, cet enthousiasme-là est bien normal puisque c’est celui qui habite, à une année du coup d’envoi de l’Euro 2008, le sélectionneur adjoint de l’équipe nationale Michel Pont, tout de même payé pour.

Sauf que, comme disait l’autre, à sauter comme un cabri en criant l’Euro, l’Euro, l’Euro, on risque, quand même de se retrouver à bêler dans le vide. Ou, pire, à brouter le gazon synthétique du stade de Suisse.

Certains donc n’hésitent pas, sans craindre le hors-jeu du ridicule, à faire de cette manifestation un instrument de propagande nationale qui devrait enfin prouver au monde entier que nous ne sommes pas aussi affreux — chocolatiers sans cœur, horlogers sans âme, banquiers sans scrupules — qu’on l’imagine volontiers à l’étranger.

Ainsi Benedikt Weibel, l’ancien boss des CFF aujourd’hui délégué du Conseil fédéral pour l’Euro 2008, affirme que ces joutes permettront de «nous débarrasser du cliché de pays cher et timoré». Et Christian Muschler, directeur du tournoi pour la Suisse, reprend la balle au bond, en parlant de montrer au million et quelque de touristes-supporters attendus «à quel point nos villes et notre pays sont formidables.»

Il en faudra pourtant des penalties, des coups francs et moins francs, des tacles appuyés ou glissés, pour casser l’image, et le miroir avec, d’une Suisse qui déteste, en secret mais dans la fibre, tout ce que peut représenter le football dans l’imaginaire mondial: esprit d’équipe, mais chauvinisme obtus, solidarité mais brutalité, liesse populaire mais haine collective, saine rage de vaincre mais gangstérisme prêt à tout pour y parvenir.

La Suisse du consensus et de l’équilibre, de la tiédeur prudente, du centre glacé, du refus des extrémismes, vomit instinctivement les valeurs d’un sport où tout, dans un sens comme dans l’autre, l’ombre et la lumière, n’est qu’excès, passion, héroïsme et crapulerie.

Non, de la mesure avant toute chose: la mollesse suisse dans l’art du penalty, mot qui signifie quand même à l’origine «sanction», «amende», et qui fut si criarde à la Coupe du monde 2006, s’est à nouveau vérifiée du côté de Bülach.

Pas de carton rouge pour les dirigeants de Swissair, quitte à passer de Kafka à Dürrenmatt, autrement dit du procès, puis du verdict, au soupçon. Moult docteurs en droit et autres vénérables spécialistes des tribunaux ont salué la clairvoyance des juges: avoir dit le droit, rien que le droit, en faisant «abstraction de l’émotion populaire». La Hola certes n’a pas été inventée à Bülach.

Le journal économique l’Agefi l’a résumé sobrement: «Justice et sentiment ne font pas bon ménage». Sans doute. On constatera quand même qu’aux horribles Etats-Unis, patrie supposée du business sans foi, loi, ni penalty, les patrons d’Enron et de Worldcom se sont ramassé de 20 à 30 ans de prison pour avoir coulé leur boîte sans en faire vraiment plus que les Burgisser et compagnie.

Pas de scandale donc, pas de vague, la faute à personne, oublions cette méchante affaire, comme on a oublié les 46 enfants russes morts dans le ciel de Constance. Sursis pour tout le monde. Et passons, pensons, s’il vous plaît, à autre chose.

Comment dès lors imaginer que cette rage atavique de la mesure, cet enthousiasme débridé pour la froide raison, soient terrassés en quinze petits jours de pousse-ballons?

Et puis, qui se souvient qu’il n’y a pas si longtemps, en l’an 2000, deux petits pays, la Belgique et la Hollande, avaient déjà organisé conjointement un Euro? Leur image en a-t-elle été modifiée d’un iota? Les clichés pulvérisés?

Pour mettre en valeur les qualités intrinsèques et bien réelles de la Suisse, il aurait peut-être été plus judicieux d’organiser l’Euro 2008 de tir à l’arc ou de yass. Le football se joue certes parfois avec la tête. Mais jamais froide.