KAPITAL

Managers au bord de la crise de nerfs

Quatre fois par an, des dirigeants économiques du monde entier suivent à Lausanne un entraînement à la gestion de situations délicates. Comme une catastrophe chimique… Reportage.

A Troutsville, une bourgade du centre de l’Angleterre, l’usine locale, propriété de la multinationale SupaClean Inc., a subi une fuite de produits chimiques. Le liquide s’est déversé dans la rivière.

Les membres de la direction ont été conviés sur le champ à une réunion d’urgence, sauf le CEO George Carmichael, en lune de miel à Hawaï avec sa troisième femme.

Ce scénario catastrophe — qui donnerait des sueurs froides à n’importe quel responsable — est celui auquel doit faire face la cinquantaine de managers réunis en ce mercredi automnal dans les locaux de l’institut de management de Lausanne (IMD).

Ils participent à un programme de dix semaines, organisé quatre fois par an par l’institut lausannois, pour apprendre à gérer les crises. Leur employeur débourse 57’000 francs pour cette formation.

«L’enseignement s’adresse aux gestionnaires expérimentés sur le point d’accéder à une position dirigeante, explique le professeur Allen Morrison, en charge du programme. Les participants viennent du monde entier.» De Suisse aussi: des organisations comme UBS et Swisscom, ou encore le Département fédéral des affaires étrangères, y ont envoyé leurs employés.

Sur le coup des 8h30, les 57 «élèves», divisés en groupes de 5 à 7 personnes, se dirigent vers leurs locaux respectifs dans une ambiance de course d’école. Parmi eux se trouvent notamment les responsables d’une firme pharmaceutique suisse, d’une maison de mode parisienne, d’un groupe nucléaire et d’une compagnie pétrolière russe.

Dans la première salle, les six managers n’ont pas fini de prendre connaissance du scénario, et voici que le téléphone se met à sonner. C’est un habitant de la ville qui a remarqué «quelque chose de bizarre» dans la rivière.

«On vous rappelle», répond une jeune femme au fort accent russe, avant de raccrocher abruptement. «Nous devons jouer ouvert et reconnaître que nous sommes au courant du problème», conseille un collègue asiatique.

Au même moment, une équipe de télévision s’introduit dans la salle. Un homme d’affaires scandinave lui oppose un «No comment» sec. Confronté à l’insistance du journaliste, il le pousse et le fait tomber. Pour couronner le tout, la chimiste de la firme, le Dr Frankenstein, est inatteignable. Cette fois, la bonhomie des débuts s’est volatilisée. L’énervement et le stress sont palpables.

Dans la salle suivante, l’ambiance est plus détendue. La production de l’usine a été interrompue à 9 heures. Le premier communiqué de presse a suivi 15 minutes plus tard. Lorsque les journalistes arrivent, une imposante Britannique en pull rose va à leur rencontre.

«Nous avons effectivement un problème, nous avons pris toutes les mesures nécessaires. Par mesure de précaution, nous recommandons à la population de ne pas s’approcher de la rivière», déclame- t-elle d’une voix posée.

«Elle a très bien répondu et n’a pas perdu son calme. Elle a l’habitude des médias», commente Yvan Howlett, ex-collaborateur de la BBC qui joue le journaliste inquisiteur. Parfois, un leader naturel émerge au sein du groupe, comme ici. Cela facilite la tâche pour les autres.»

Dans la pièce d’à côté, les choses se passent moins bien. On crie, on s’agite dans tous les sens, le panneau mural est recouvert d’inscriptions illisibles. Les participants ne savent plus qui croire: les rapports lénifiants du Dr Frankenstein? Ou ceux, alarmistes, de la presse? Plus personne ne pense à répondre au téléphone qui sonne dans le vide.

«Je pense qu’on devrait tout nier en bloc», s’emporte un Espagnol, lunettes de soleil vissées sur la tête. «On mettrait en danger la crédibilité de l’entreprise», s’inquiète une jeune femme blonde dans un franglais hésitant.

Au même moment, une rumeur s’élève du corridor. Des Verts militants! Ils accusent SupaClean de dissimuler la vérité. Le ton monte. Subitement, l’un des participants sort de ses gonds et précipite un activiste contre un mur.

«Cela arrive parfois,» relate Frederick Kermisch, le «manifestant» violenté. «Ces individus hauts placés n’ont pas l’habitude que leur autorité soit contestée, surtout pas par quelqu’un de plus jeune. Ils perdent alors pied.»

Il est désormais 11 heures, et le Dr Frankenstein fait sa première apparition en chair et en os pour apporter un rapport aux participants. «De l’alcool, des vitamines et du carbone ont été disséminés dans le fleuve, mais les quantités restent inférieures aux normes légales. On peut donc poursuivre la production.»

La plupart des managers acquiescent, contents de ne pas devoir prendre de mesures supplémentaires. «Je fais tout pour qu’ils ratent leur communication, souligne en aparté le Dr Frankenstein, alias Paula Morton. Je les rassure avec des documents pleins de charabia scientifique. Or, ils devraient stopper la production dès le premier rapport. Parfois, ils me font peur. Je prie pour qu’ils travaillent dans l’industrie du yaourt plutôt que dans celle du nucléaire!»

Elle rejoint son acolyte Raphael Holzer, un collaborateur de l’EPFL chargé de téléphoner aux différentes équipes en se faisant passer tour à tour pour le maire de la ville, pour un riverain ulcéré ou pour un employé inquiet. A l’issue de chaque appel, il note son interlocuteur sur une échelle de 1 à 5.

La fin du jeu approche. Sur le coup des 12 heures 30, les participants doivent tenir une conférence de presse. Ils ignorent qu’au milieu de leur exposé, ils recevront un nouveau rapport de la chimiste révélant que l’eau contient en fait du cyanure.

Devant les représentants des médias, le premier groupe entame une explication alambiquée: «L’usine SupaClean n’est pas responsable de la pollution, qui a son origine plus haut dans la rivière.» Le rapport arrive. Les participants perdent leurs moyens et finissent par s’excuser platement pour les dommages causés.

Les autres équipes ne s’en sortent guère mieux. Sauf la dernière: Russell Hoare, directeur financier d’un groupe publicitaire russe, commence par reconnaître les faits et évoquer les mesures prises. A la réception du rapport incriminant, il requiert une dizaine de minutes pour analyser ces nouvelles informations avant d’en informer les journalistes.

«Un cas d’école, selon David Arscott, qui travaille pour la BBC et Reuters. Il a réagi exactement de la bonne manière en refusant de commenter le rapport à chaud.»

Dans l’après-midi, les managers subiront un débriefing complet de l’exercice. En soirée, ils auront droit à une croisière «champagne» sur le Léman…

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«Se préparer au pire scénario»

Ancien journaliste, Tom Curtin organise des jeux de rôle professionnels à l’IMD depuis 1999 pour le compte du professeur Allen Morrison. Le Britannique est également à la tête de Green Issues, une entreprise de conseil pour la gestion des crises. Interview.

Quelles sont les erreurs les plus fréquentes dans la gestion d’une crise?

Le manque de préparation: il faut se doter à l’avance d’une procédure de crise que l’on suivra à la lettre et préparer le matériel nécessaire (téléphones, fax, numéro vert, personnes de contact). Une autre erreur consiste à ne pas assigner de rôles aux différents membres de l’équipe de crise.

Comme sur le champ de bataille, chacun doit avoir une fonction précise et l’accomplir sans réfléchir. Mieux vaut aussi dédoubler chaque poste. Les crises se produisent toujours le jour de Noël ou le dernier week-end d’août. Il faut se préparer au pire scénario possible.

Quelle est la meilleure réaction à avoir en cas de crise?

La vérité et rien que la vérité. Les informations qui intéressent le plus les journalistes sont justement celles que l’on tente de dissimuler. Il ne faut pas non plus avoir peur d’admettre qu’on ne sait pas, tout en garantissant que «l’entreprise fait de son mieux pour clarifier la situation».

A qui s’adresse cet effort de communication?

En premier lieu aux médias. Mais il est important de ne pas se limiter aux journalistes, car ils ne sont pas seuls à influencer l’opinion publique et ont tendance à prendre position contre les grands groupes. Les politiciens, les clients, les employés et les ONG font aussi partie du public cible. Sans oublier les experts externes: l’avis d’un professeur d’université a bien plus de poids qu’un communiqué de l’entreprise.

La communication des entreprises a-t-elle évolué ces dernières années?

Nous sommes sortis de la mentalité post-Seconde Guerre mondiale qui autorisait les administrations et les sociétés privées à prendre des libertés avec la vérité si l’intérêt de la nation était en jeu. Aujourd’hui, le public veut une transparence absolue.

Qu’en est-il en Suisse?

La société est moins ouverte qu’en Grande-Bretagne et les journalistes moins offensifs. Par exemple, lorsque le chantier du M2 s’est effondré à Lausanne, il n’y a pas eu de conséquences politiques. En Grande-Bretagne, il y aurait eu au moins dix démissions.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 7 décembre 2006.