KAPITAL

La TV moins cher, c’est possible

La télévision ne doit pas forcément être une grosse machine coûteuse et gourmande en personnel. Plusieurs pistes s’offrent à la TSR pour réduire ses frais et épargner ainsi au public une hausse de la redevance. La preuve par l’exemple.

Mardi soir, il est 18h30 au centre commercial de la Praille, dans la banlieue de Genève. Un couple passe devant la cafétéria, son chariot rempli des commissions de la semaine. Installée aux tables en aluminium, une famille mange un steak-frites. Et là, dans un coin de l’arcade, coincé entre le bowling, le minigolf et le fitness, se prépare la nouvelle émission quotidienne d’actualité de la télévision locale Léman bleu: Genève à chaud.

Animée par l’ex-journaliste de la RSR Pascal Décaillet, elle fait déjà partie des rendez-vous incontournables pour les politiciens du bout du lac, mais aussi au-delà. «Nous avons eu huit conseillers fédéraux, neuf avec Pascal Couchepin qui vient la semaine prochaine», raconte l’animateur. Récemment, la TSR s’est fait griller la priorité lorsque le chef du Département fédéral des finances Hans-Rudolf Merz a préféré venir s’exprimer sur Léman bleu plutôt qu’au Téléjournal.

Ce soir, une partition semblable se joue: on attend Claude Covassi, l’espion présumé, de retour d’Egypte depuis 48 heures. Il a choisi de s’exprimer dans Genève à chaud plutôt qu’au 19:30. Mais, pour l’heure, le «studio» est désert. Quatre caméras fixes sont placées devant les panneaux en bois rouge qui font office de seul décor. Les tables disposées pour accueillir le public appartiennent à la cafétéria du centre commercial.

Quinze minutes avant le générique, les caméramen installent deux petits meubles à roulettes sur l’estrade. L’animateur fait son apparition. «Je ne sais toujours pas si Claude Covassi viendra», confie-t-il. Soudain, le bruit court que l’espion se trouve dans les murs du centre commercial. Et le voici qui fait son entrée. Genève à chaud peut commencer. Parmi les membres du public, on aperçoit William Heinzer. Le journaliste de la TSR prépare lui aussi un sujet sur Claude Covassi, mais il ne sera diffusé que le lendemain sur la chaîne nationale.

Le conseiller administratif Manuel Tornare, invité pour débattre de l’accès aux crèches avec deux députés genevois, arrive. Pour le maquiller, on l’installe sur un tabouret devant le stand de la Brioche dorée. Les élus locaux débattent de l’émission: «Ça devient un peu le centre du monde ici, on se croirait à Arena» (l’émission de débat de la télévision alémanique, ndlr). La première moitié de l’émission s’achève. La partie locale peut débuter.

«Mettez le micro plus près de la bouche, on a dû oublier de vous le dire», sourit l’animateur face aux problèmes de son de la députée Anne-Marie Von Arx. Un chariot rempli de verres passe en arrière-plan dans un fracas assourdissant. Il reste une minute: Pascal Décaillet donne dix secondes à chacun de ses invités pour proposer une solution au problème des crèches. Rideau. Le public et les participants se dispersent rapidement. L’un des caméramen démonte et range le mobilier. Il est à peine 19h25.

«Nous avons réussi un petit miracle avec cette émission: faire le maximum avec un minimum de moyens, sans pour autant produire de la sous-télévision», commente Pascal Décaillet. Au total, sept personnes travaillent sur Genève à chaud, dont six sont également employés ailleurs au sein de la chaîne.

L’animateur a érigé la rapidité en critère absolu: «Je veux coller à mort à l’actualité. La souplesse de la structure me le permet. Ce n’est pas parce que c’est de la télévision que cela doit être lourd.» De même, l’essentiel du budget de l’émission sert à fabriquer le produit lui-même. «Ailleurs, on fait grimper les coûts en peaufinant les détails techniques et en investissant dans l’état-major plutôt que dans les forces créatrices.»

Ailleurs, justement, à quelques centaines de mètres de là, le Téléjournal de la TSR s’apprête à débuter, sans Claude Covassi. C’est bien là tout le problème: la chaîne publique est une grosse machine qui peine à se montrer réactive. Un exemple: le 10 octobre, alors que 30’000 Romands sont coincés dans les transports publics, suite à l’alerte à la bombe à la gare de Genève, le TJ consacre une édition spéciale au réchauffement climatique. L’incident genevois est évoqué rapidement, sans images.

Pourtant, ce n’est pas faute d’y mettre les moyens. Avec un budget annuel de 53,6 millions de francs, l’information sur la TSR coûte 25 fois plus cher à la minute que les programmes de Léman bleu. Les magazines ne sont pas en reste. La palme revient à Classe éco avec un budget moyen de 85’000 francs par émission: un reportage de quelques minutes, qui mobilise une équipe de tournage coûtant 1’780 francs par jour, revient en moyenne à 13’000 francs.

En comparaison internationale aussi, le budget de la chaîne – 308,3 millions en 2005 – est élevé. Les chaînes publiques d’autres petits pays européens comme l’Irlande, la Grèce ou la Belgique francophone dépensent moins pour couvrir un bassin de population plus large. TF1, France 2 ou M6 se trouvent dans une autre ligue. Quant à la télévision alémanique SF DRS, ses charges sont certes plus élevées que celles de son homologue romande (499 millions de francs en 2004 contre 321 millions pour la TSR), mais elle ne coûte que 95 francs par habitant contre 190 francs pour la TSR.

Des chiffres qui font dire à certains que la Télévision romande doit économiser avant de réclamer une hausse de la redevance. «Toutes les sociétés publiques ou parapubliques, que ce soit La Poste, les CFF ou l’administration fédérale, ont dû remettre en question leur organisation et maîtriser leurs coûts, note le radical valaisan Jean-René Germanier, rapporteur de la commission du Conseil national qui s’est penché sur la nouvelle loi sur la radio et la télévision (LRTV). On attend aujourd’hui de la télévision publique qu’elle amène un plan budgétaire avec une réorganisation et une amélioration de sa façon de travailler.»

Gilles Marchand, le directeur de la TSR, voit l’avenir de sa chaîne d’un autre oeil. En cas de refus du Conseil fédéral d’augmenter la redevance, il menace de devoir «à nouveau toucher les prestations, en productions ou en achats». Il rappelle que la TSR vient de réaliser un plan d’économie portant sur plus de huit millions de francs et qu’elle «fait des efforts permanents de productivité et d’efficience, mais il devient difficile d’aller beaucoup plus loin dans cette voie sans revoir les offres».

Une affirmation que contestent cependant les interlocuteurs de L’Hebdo, observateurs avisés et bons connaisseurs du dossier, qui livrent ici cinq pistes pour éviter une hausse de la redevance.

1. S’engager dans la voie de la télé low-cost

Globalement, il s’agit de faire plus avec moins. Une piste que les télévisions locales explorent déjà depuis plusieurs années. «Quand on a très peu de moyens, on doit faire preuve de beaucoup de créativité, on réfléchit à l’utilisation de chaque franc, explique Pierre-André Léchot, le directeur de la chaîne neuchâteloise Canal Alpha, qui emploie 17 personnes et réalise un journal de douze minutes avec six personnes. Et avant d’investir, on teste chaque solution pour trouver la plus avantageuse.»

Pour Philippe Lathion, le président de Léman bleu, la recette tient dans la polyvalence des gens: «Chez nous, chacun fait un peu de tout, même si nous conservons un spécialiste par domaine.» Face à ces concurrents inventifs, la chaîne publique fait pâle figure. «A l’heure actuelle, la TSR a un vrai problème d’équipement technique: on prend systématiquement le plus gros, le plus cher, le plus sophistiqué, relève un ancien employé de «la Tour». Un exemple: on loue souvent l’éclairage au lieu de l’acheter. Et on gaspille: rien que le décor d’Infrarouge a coûté 900’000 francs.» (Chiffre contesté par la TSR qui a prétendu après publication de cet article dans L’Hebdo que ce montant s’élèvait à 160’000 francs, ndlr)

Les moyens engagés pour réaliser une émission sont également énormes: A bon entendeur, qui occupe 17 personnes, mène des enquêtes s’étalant sur plusieurs mois – jusqu’à une demi-année – et envoie régulièrement des équipes en France, en Belgique ou en Grande-Bretagne pour garantir l’indépendance des analyses en laboratoire, détaillent Daniel Stons et Manuelle Pernoud, les deux producteurs. De même, pour réaliser un reportage de Temps présent il faut en moyenne quinze semaines: cinq de préparation, cinq de tournage et cinq de montage. «Le temps nécessaire au montage n’a pas bougé en trente ans, alors qu’on est passé d’une pellicule montée à la colle au montage informatisé», indique l’ex-employé.

Certaines personnes à la TSR ont toutefois commencé à explorer de nouvelles pistes pour faire de la télévision à moindre coût. Précurseur de cette tendance, l’émission Entrez sans sonner – déprogrammée en 2002 – se faisait avec des petites caméras digitales, était montée sur des ordinateurs portables et était réalisée par une équipe de jeunes stagiaires. Résultat: elle coûtait quatre fois moins cher que les autres magazines de la chaîne.

Aujourd’hui, l’émission Nouvo, axée sur les nouvelles technologies, a pris le relais. Déclinée sur divers supports (TV, web, téléphonie), elle utilise des caméras à carte numérique permettant de transmettre les images directement au monteur. Elle fonctionne également selon le principe cher aux télévisions locales («une personne, un sujet») avec quatre JRI (journalistes reporters d’images). «Nous avons une équipe ouverte qui fait de la télévision à la marge de la TV traditionnelle, sans ses appuis ni ses lourdeurs, note Bernard Rappaz, responsable multimédia de la TSR et rédacteur en chef de Nouvo. L’émission est un laboratoire de ce que sera la télévision de l’avenir.»

Mais les résistances sont énormes au sein de la Tour. En fait, l’option du low-cost semble avoir été pratiquement écartée dans les hautes sphères dirigeantes. «On ne peut pas généraliser le concept de Nouvo à l’ensemble de la TSR. On se heurterait aux lourdeurs administratives, au personnel plus âgé», explique Bernard Rappaz. Et Gilles Marchand de préciser que «la télévision doit se développer dans deux directions simultanées: le grand spectacle, avec la HD, qui répond à une demande qualitative du spectateur et, d’autre part, la souplesse et la mobilité qu’incarnent des émissions comme Nouvo ou Dolce vita». Daniel Stons ajoute: «En prime time, entre 19 h et 21 h, on ne peut pas se permettre de mettre une émission à bas coûts. La concurrence des chaînes françaises est trop forte, les gens zapperaient.»

2. Recentrer la programmation sur le local

La TSR a longtemps justifié sa programmation généraliste par la nécessité de fidéliser le public avec des émissions grand public, des fictions étrangères et du sport afin de le conserver sur les programmes plus pointus. Il s’agit du fameux «tapis de programmes». Des voix s’élèvent aujourd’hui pour demander à la chaîne romande de renoncer à diffuser des émissions que le téléspectateur peut désormais voir sur une multitude d’autres canaux. «Le jour où on aura la TV à la carte, l’argument de la fidélisation du public ne tiendra plus, relève Chantal Balet, la responsable romande d’economiesuisse. Les gens utiliseront la TSR quand ils en auront besoin, pour l’information nationale et la culture locale, et regarderont le sport et la fiction internationale sur les chaînes étrangères.»

En fait, les chaînes locales pourraient tout aussi bien se regrouper au sein d’une structure souple et flexible et endosser ce rôle de localier, selon elle. «N’est-ce pas cela l’avenir du service public dans une petite région comme la Suisse romande?» Le conseiller aux Etats Philippo Lombardi, président de l’association des TV régionales suisses, ne dit pas autre chose: «Est-il indispensable de regarder le Grand Prix sur la TSR alors qu’il passe aussi sur les chaînes françaises?» Pour Gilles Marchand, la TSR ne doit cependant pas renoncer à diffuser des programmes que l’on voit déjà ailleurs: «Nous avons un mandat généraliste et nous savons que le sport et les fictions trouvent un très large public.» En fait, la TSR se trouverait aujourd’hui face à un choix crucial. «Il faut décider de la télévision publique qu’on veut: à la britannique (BBC) ou à la française (France 2), ce qui demande des moyens financiers correspondants ou à la Belge (RTBF), bien plus modeste», détaille Daniel Stons.

3. Rééquilibrer les salaires

Actuellement, la TSR emploie l’équivalent de 1057 postes à plein temps, représentant une charge totale de 138 millions de francs par an. Parmi ceux-ci, 23% font partie de la direction (chiffre contesté par la TSR après parution de cet article mais qui figure pourtant dans son propre rapport de gestion, ndlr), 44% occupent des postes créatifs (journaliste, réalisateur) et 33% sont affectés aux métiers techniques (caméraman, preneur de son, monteur). En 2005, le salaire moyen d’un salarié CCT s’élevait à 96’692 francs, celui d’un cadre à 196’743 francs (un chiffre rectifié à l’antenne par la TSR, suite à parution de l’article, à 145’109 francs). Examinant la situation du personnel au sein de la SSR, le Contrôle fédéral des finances (CDF) souligne que les conditions de travail (vacances, primes de fidélité, heures supplémentaires, etc.) y sont «dans la moyenne ou supérieures à la moyenne» du marché. A la TSR, la part fixe des salaires des cadres moyens dépasse même ceux pratiqués dans le privé de 11,5%.

Malgré une situation plutôt favorable pour les salariés de la Télévision romande, les disparités entre employés sont grandes. Dans son rapport, le Contrôle fédéral des finances relève ainsi «des contrastes importants au niveau de certains salaires, les écarts vers le haut s’expliquant notamment par le maintien des acquis des collaborateurs ayant une ancienneté élevée».

A l’intérieur de la Tour, on confirme: «Dès l’arrivée de Gilles Marchand, on a systématiquement limé les prestations des équipes de tournage et “dé-cadré” des producteurs, relate un employé de la chaîne. En revanche, on n’a que peu touché aux cadres dans le secteur administratif, aux ressources humaines ou au secrétariat général. Il y a de vraies inégalités.» En parallèle, la TSR a recours à des contrats à durée déterminée, fait appel à des sociétés de placement externes ou recrute en France voisine pour réduire sa charge salariale. «Chez certaines maquilleuses, on assiste à une véritable paupérisation», note cet employé.

Autre problème, la difficulté de se séparer de certains employés. Un ancien collaborateur raconte: «Lorsque les producteurs atteignent la cinquantaine, il suffit qu’ils ne plaisent pas au nouveau chef pour qu’on les mette de côté. Ils continuent de toucher leur salaire mais on le leur donne plus de travail.» Interrogé par Le Matin Dimanche sur son éventuelle «placardisation», l’ex-présentateur du TJ Massimo Lorenzi, qui s’occupe désormais de formation interne, ne dément pas. Il avoue même qu’il pourrait «apporter plus qu’actuellement. Diriger une équipe, (se) retrouver autour d’une table avec dix personnes.» Et que dire de la productrice Nathalie Nath qui n’a plus réalisé d’émission depuis Ça c’est de la télé en 2004 pour les 50 ans de la TSR?

4. Réduire l’offre médiatique

A l’heure actuelle, la SSR dispose de 16 radios et de 7 télévisions, la proportion par habitant la plus élevée en Europe – et probablement du monde. Le Tessin a deux chaînes de télévision et trois radios pour 320’000 habitants. Face à cette offre pléthorique, le président de l’UDC Ueli Maurer a proposé de ne conserver qu’une seule radio et télévision par langue nationale. Une réflexion qui agite les esprits jusqu’au sein de la Tour elle-même. «Certaines télévisions, la tessinoise ou la romanche, relèvent du luxe, note ainsi Manuelle Pernoud. On peut se demander si on a besoin d’autant de chaînes…»

La question se pose avec d’autant plus d’acuité pour la TSR que le second canal romand coûte très cher. Par minute de diffusion, il valait 388 francs en 2004, contre 319 francs pour TSR1. En revanche, il n’atteignant que 5,7% de parts de marché, contre 24,6% pour TSR1. Mais la suppression de TSR2 n’est pas pour demain. La tendance est même plutôt à l’augmentation de l’offre: dimanche, la SSR annonçait la création d’une quatrième chaîne de télévision alémanique, destinée aux enfants.

5. Lever de nouvelles recettes

La proposition émane de Gilles Marchand lui-même. Il s’agit de permettre à la TSR de «générer de nouvelles recettes commerciales», notamment grâce à la publicité sur l’internet, actuellement interdite. Les éditeurs privés, eux aussi présents sur le web, considèrent toutefois qu’il s’agirait d’une concurrence déloyale, puisque les portails de la SSR sont financés grâce à la redevance. Quant à la pub radio, elle pourrait rapporter entre 30 et 40 millions par an à la SSR si elle était permise, selon une estimation interne.

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Emissions de la TSR, combien coûte la minute?

Ces chiffres ont été calculés sur la base d’estimations du budget de chaque émission. (Après parution de cet article, la chaîne a décidé d’en préciser certains, que nous mentionnons donc en dessous.)

Classe éco

Fr. 3'148.- (chiffre fourni par Classe Eco)
Fr. 3'179.- (chiffre fourni par la TSR après coup)

L’étude

Fr. 2'850.-

Temps Présent

Fr. 2300.- (chiffre obtenu par recoupement)
Fr. 3074.- (chiffre fourni par la TSR après coup)

ABE

Fr. 2'270.-

Téléjournal

Fr. 1'970.- (chiffre obtenu par recoupement)
Fr. 1'271.- (chiffre fourni par la TSR après coup)

Nouvo

Fr. 1680.-

JO de Turin

Fr. 1650.- (chiffre publié par TSR en jan/2006)
Fr. 444.- (chiffre fourni par la TSR après coup)

Infrarouge

Fr. 1000.-

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Une version de ce dossier est parue dans L’Hebdo du 16 novembre 2006