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Du blues dans le gris vert

On lui rabote ses crédits. On lui refuse ses réorganisations. Les conscrits sont de plus en plus nombreux à fuir leur devoir. Même les militaires de carrière désertent. Oyez la triste complainte de l’armée suisse.

Or donc l’armée déprime. Et d’abord son conducator suprême, Samuel Schmid, auquel le parlement fédéral a refusé il y a quelques jours une réorganisation concoctée pour une armée «plus moderne», «plus flexible», «plus performante», etc.

Une fin de non recevoir due à une impulsion rouge-brune assez comique, l’UDC estimant que l’armée s’éloigne trop de l’esprit Guillaume Tell et les socialistes qu’elle est restée au contraire trop axée sur une stratégie Morgarten de sécurité intérieure.

Mais il n’y a pas que le grand chef à souffrir. Le cœur, la crème, l’élite de nos forces armées n’en mène également plus très large, à savoir les 3’000 militaires de carrière. Les pro de chez pro, chargés d’instruire ces benêts de miliciens, de dresser un citoyen soldat, de moins en moins soldat sans pour autant être plus citoyen, oui ces gueules carrées sans état d’âme, ces aboyeurs traquant la mauviette et la femmelette dans chaque recoin de caserne, frisent à leur tour le gros coup de cafard, le burn out, le spleen même, d’ordinaire réservé à des âmes plus évaporées.

C’est la commission de gestion du Conseil national qui nous l’apprend, «après une longue enquête sur le terrain». Pensez donc: ces braves gens qui ont fait de la défense de la patrie leur profession, en sont réduits à se coltiner des semaines de 70 heures — la faute à la baisse des effectifs et au passage de 2 à 3 écoles de recrues annuelles.

Un stress assorti, pour ne rien gâter, d’une baisse des prestations salariales et sociales: suppression des indemnités repas, de l’assurance militaire, retraites rognées, cotisations relevées. Résultat: ça déserte sec, avec «un nombre préoccupant de démissions»: quatorze en 2003, trente-cinq en 2005, et déjà trente-deux pour les seuls six premiers mois de 2006.

Les nostalgiques et autres casques à boulons diront qu’il s’agit là d’une significative décadence des mœurs. Comment? Même les militaires pleurnichent et font les douillets?

Dieu merci ils n’en sont pas encore à revendiquer dans la rue. A l’autre extrême, les petits malins feront remarquer qu’il y a quand même d’autres occupations dans la vie que ganache rémunérée. Au centre, l’homme de la rue, le civil dans toute sa splendeur, ne pourra s’empêcher de songer que payer son assurance maladie et ses repas, et voir son deuxième piler vaciller quelque peu, c’est le lot désormais de tout un chacun.

Et que si l’on n’apprécie pas de se lever avec le clairon de 5 heures et de se coucher au couvre feu de 22 heures, il aurait peut-être fallu choisir une autre profession. Bref nos instructeurs salariés ne trouveront pas grand monde pour défendre leur cause.

Pour tout arranger, le moral n’est pas meilleur du côté de la milice. Denis Froidevaux, vice-président de la société suisse des officiers, la juge même «malade», cette glorieuse milice, et peste contre un service militaire devenu pratiquement «facultatif», avec «35% des jeunes qui ne font ni service militaire ni service civil».

Et de se plaindre que plus personne n’aime l’armée telle qu’elle est aujourd’hui, entre ceux qui veulent une armée de type guerre froide, ceux qui prônent une fonte dans l’Otan et ceux enfin qui ne veulent plus d’armée du tout.

Oui, personne n’aime cette armée d’aujourd’hui, dite XXI. Sans doute parce que personne n’imagine qu’elle puisse être d’une quelconque utilité contre le terrorisme international, ni qu’elle puisse mener seule une guerre conventionnelle même défensive, contre un ennemi qui d’ailleurs n’existe plus.

La seule crédibilité qui est encore reconnue à l’armée c’est de voler au secours de cantons avides d’économiser sur leur budget sécurité et qui convoquent la troupe pour des engagements divers et parfois bizarres — catastrophes naturelles, sécurisation de manifestations à risques etc.

Bref, l’armée n’est plus utilisée que dans des tâches de protection civile et de police. Au point qu’on pourrait tout aussi bien la rebaptiser Armée XXII. Comme pour enfoncer encore un peu plus la baïonnette, ne voilà-t-il pas qu’une commission du département des finances suggère de revoir à la baisse le crédit de 1,5 milliard demandé pour le programme d’armement 2006?

Alors que faire devant ce rejet tout azimut de la chose militaire? Samuel Schmid se gratte le képi, parle de «susciter des vocations», tout en prévenant que cela ne peut se faire «en un claquement de doigts». Le claquement de doigt comme arme de dissuasion et de persuasion, en effet, c’est un peu mou, surtout pour des gens habitués à claquer plutôt des talons.

Les chars Léopard pointés sur le palais fédéral peut-être…