Combats de reines médiatisés en Valais, baston footbalistique à Bâle: quand le spectateur, VIP ou hooligan, supplante l’acteur à crampons ou à cornes.
Lui, physique de châtelain des Carpates, elle, encolure de montagnarde insoumise: le défenseur roumain du FC Zurich Filipescu et la vache d’Hérens «Rebelle» auront donc été les héros sportifs du week-end passé.
Lui en crucifiant le grand FC Bâle à l’ultime seconde de l’ultime match de championnat, elle en encornant victorieusement «Saphir», bête déjà deux fois couronnée, un diamant brut que personne jusqu’ici n’était parvenu à tailler en pièce.
Mais tout cela n’est que péripétie, exploit bientôt effacé des mémoires si ce n’est des tabelles. Car l’essentiel, au Parc Saint-Jacques comme dans l’arène d’Aproz en Valais, était ailleurs: sur les gradins et non dans le pré.
Pour la finale cantonale des reines, le phénomène est apparu il y a cinq ou six ans, avec la retransmission des combats en direct sur la TSR, suivie bientôt par un espace puis une tente VIP.
Au nombre de mains qu’il y serre et surtout à la quantité de tournées de blanc qu’il offre de buvettes en buvettes, on peut désormais déceler le degré d’ambition du politicien local, qu’il soit conseiller national, conseiller d’Etat, simple député ou président de commune, qu’il souhaite le rester ou aspire à le devenir.
A tel point que cette année, l’absence de conseiller fédéral a été remarquée comme une incongruité.
On se souvient d’une édition précédente qui avait donné lieu à une lutte diplomatique au couteau pendant plusieurs jours entre les services de Joseph Deiss et ceux de Christoph Blocher, pour savoir lequel des deux aurait l’honneur de venir en Valais, à la Chirac, palper le cul des reines, le protocole interdisant la présence de deux ministres sur le lieu d’un même événement.
A Bâle non plus, rien de vraiment nouveau: cela fait quinze ans que les fans les plus enthousiastes de l’équipe rhénane sont redoutés dans le reste de la Suisse. Certes, ils ont franchi un palier supérieur samedi avec l’envahissement massif du terrain dès le coup de sifflet final et leurs tentatives de bastonner les usurpateurs zurichois, joueurs comme supporters.
Mais comme leurs collègues hooligans du monde entier, ils demeurent largement intouchables: ce sont eux qui mettent de la couleur, créent l’ambiance, accompagnent leur équipe à l’extérieur, occupent à la maison des travées sans cela bien désertes et représentent pour les clubs la rentrée d’argent la plus stable.
De même, la présence des VIP autour d’une manifestation à la base totalement villageoise, paysanne et montagnarde, comme les combats de reines, n’est plus remise en questions: ces messieurs-dames drainent avec eux du prestige, des sponsors et un public nouveau: même Bertarelli s’est payé une vache.
Le glissement s’accentue donc chaque année de l’herbe vers la tribune, l’intérêt se déplace de l’acteur, qu’il soit à cornes ou à crampons, vers le spectateur qui vient d’abord non pour voir mais se montrer, étaler et ainsi renforcer son pouvoir ou sa capacité de nuire, sa volonté, dans les deux cas, d’exister sur le dos d’un spectacle devenu pur prétexte.
Il n’y a pourtant pas que des désavantages à cette situation: dans le cadre d’une manifestation restée malgré tout populaire et bon enfant comme Aproz, le citoyen électeur peut, plus librement qu’ailleurs, côtoyer et jauger la bête politique, juger de son degré de sincérité, de l’ampleur de son souffle et de la profondeur de son coffre.
A Bâle, les barbares masqués, en apportant la preuve par l’acte, ont donné, eux, un sacré coup de pouce à la loi contre le hooliganisme, adoptée par les chambres fédérales en vue de l’Euro 2008, mais combattue par certains fans-club au travers d’un référendum qu’une partie de la gauche, de manière benoîtement idéologique, est tentée de soutenir. Au motif qu’elle heurterait la protection des données, permettant par exemple de ficher les trublions dès l’âge de douze ans.
Samuel Schmid, à la fois ministre des sports et des armées — une double casquette peut-être unique mais sans doute prémonitoire et en avance sur son temps — s’est aussitôt engouffré dans la brèche, s’appuyant sur l’exemple du «carnavage» de Bâle pour affirmer la nécessité de cette législation aux petits oignons pour les ultras du foot et que devraient soutenir «tous ceux qui aiment le sport.»
Mais, poussé au bout de sa logique, ce changement de perspective, de la vache au conseiller d’Etat, de l’athlète au casseur, pourrait aboutir, dans un futur fantasmé mais peut-être pas si lointain, à la Orwell ou à la Enki Bilal, à ce que caméras et objectifs effectuent une rotation définitive et ne montrent plus que le public en plan fixe.
D’ailleurs cela a déjà commencé.
Le TJ de samedi faisait son ouverture sur ce coup théâtre sportif, cet authentique exploit du FC Zurich, en se focalisant non sur les actes de la tragédie, les trois buts du match, mais sur l’assaut mené par les hooligans bâlois.
Avec ce commentaire live d’un journaliste sportif qui peinait à enregistrer la nouvelle donne, ne possédant sans doute pas encore le vocabulaire propre à décrire la supériorité nouvelle du spectateur sur l’acteur, se contentant de répéter: «Aïe, aïe, aïe». En effet.
