CULTURE

Maurice Chappaz, poète lumineux

«En restant en Valais, j’ai pour finir fait un voyage tout aussi grand que si j’avais été en Amérique.» L’écrivain suisse entre dans sa nonantième année.

Figure tutélaire des lettres helvétiques, le poète Maurice Chappaz vient d’entrer dans sa nonantième année. Dans le village du Châble, l’entrée du val de Bagnes, il habite toujours la vieille maison familiale qui fut autrefois la demeure de son oncle Maurice Troillet, l’homme politique qui arracha le Valais à sa ruralité alpine pour le propulser dans la civilisation industrielle. Rude changement.

«J’appartiens, dira Chappaz, à un pays qui a changé en vingt ou trente ans. En restant ici en Valais, j’ai pour finir fait un voyage tout aussi grand que si j’avais été en Amérique.» Il ne faudrait pas en déduire pour autant qu’il est un observateur immobile planté dans son pré carré et pentu valaisan. Au contraire! Dans son corps circule encore le sang des anciens migrants bagnards, de ceux qui, sac au dos et souliers cloutés, ne savaient jamais s’arrêter. Descendre à Fully travailler la vigne. Pousser le bétail vers les mayens en mi-saison. Grimper en été à l’alpage vérifier si les vaches sont bien traitées, le fromage bon.

Cette aptitude à nomadiser – sa première femme, l’écrivain Corinna Bille, parlait de «folie ambulatoire»! – l’a poussé à courir la planète.

Plutôt les déserts et les montagnes que les villes. Mais quand même, au cœur de Manhattan, la verticalité des gratte-ciel lui rappelant celle du Grand Combin ou du Cervin force son admiration. Le vaste monde et ses habitants sont une importante source d’inspiration pour le poète Chappaz. Il n’a de cesse de comparer ou de confronter de lointaines civilisations avec la sienne, cela nous a valu des livres comme «Le match Valais-Judée» ou «La tentation de l’Orient».

Une autre source de profonde inspiration vient peut-être de sa maison même, cette abbaye du Châble qui, avant d’abriter les Troillet et les Chappaz fut la résidence estivale des abbés de Saint-Maurice, seigneurs de la vallée de Bagnes dans l’ancien temps. Voué pendant des siècles à des serviteurs de Dieu, le lieu a imprégné le poète dont le mysticisme, le dialogue intime et permanent avec le Christ, ont si profondément marqué sa poésie que sa dernière œuvre, publiée chez Gallimard en 2001, porte un titre à valeur de manifeste, «Evangile selon Judas», qui masque un lancinant questionnement religieux.

Mais cet écrivain empreint de religiosité n’échappe pas à l’adage qui veut que nul ne soit prophète en son pays. Les Valaisans, pourtant enclins au chauvinisme, ne portent guère Maurice Chappaz dans leur cœur. C’est que l’écrivain a non seulement écrit un fort beau «Portrait des Valaisans en légende et en vérité» qui a pu susciter quelques réserves chez certains, il a aussi lancé un vigoureux pamphlet contre «Les maquereaux des cimes blanches», ces spéculateurs prêts à vendre père et mère pour arrondir leur compte en banque.

Le livre a fait scandale et semé la consternation chez les bien-pensants. Mais les jeunes lui ont fait fête, sans toutefois pouvoir inverser la cours des choses. Les maquereaux ont 30 ans de plus, ils se portent mieux que jamais et leur succession est assurée.

A l’heure où Maurice Chappaz arrive au bout d’une vie riche en livres qui resteront, arrêtons-nous un instant sur ce qu’il disait de la vieillesse et du temps qui passe il y a une quinzaine d’années déjà dans «Le garçon qui croyait au paradis»:

    «On dirait l’odeur du foin qui se réveille en hiver, voici cinquante ans, les poèmes s’approchaient de moi. J’étais un jeune homme solitaire avec de vrais amis. On filait, on gagnait le large. Ce qui attire maintenant l’homme qui s’enfonce dans la vieillesse avec sa plume, c’est une ligne invisible, une frontière, celle de sa propre mort. J’ai vu, j’ai passé tant de cols qui varient, me suis tant exercé à un chant! Que voilà tous les chemins aujourd’hui mènent à l’intérieur, où devrait naître, où est déjà né tout ce que j’ai aimé. Et tous ces êtres deviendront moi-même. Ma vie les a écrits. Une angoisse, l’extrémité d’une feuille frémit mais je craindrais de ne pas mourir.»