LATITUDES

Tchèque et mat, onze gars de Bohême vont dominer l’Europe

Depuis le début de cet Euro 2004 aux matches très verrouillés par des systèmes tactiques privilégiant la gestion de l’espace défensif, une seule équipe nous a arraché des trémolos d’admiration. Hommage au football tchèque.

Savez-vous ce qu’est une «panenka»? Il s’agit d’un mouvement de jambes peu orthodoxe, figurant au panthéon de la geste footballistique. Mais encore? La «panenka» a vingt-huit ans d’âge. Elle porte le nom de son concepteur, un certain Antonin Panenka, meneur de jeu tchécoslovaque.

Nous sommes le 20 juin 1976. C’est la finale de l’Euro à Belgrade, Yougoslavie, dans le stade de l’Etoile Rouge. Le match oppose une étonnante, mais brillante, équipe de Tchécoslovaquie, fer de lance du communisme sportif, aux invincibles fantassins de la Mannschaft allemande, hérauts du monde libre.

Invincible, celle qu’on appelle alors l’équipe de RFA? Oui, car elle est championne d’Europe en titre (victoire en 1972) et qu’elle vient, deux ans plus tôt, de remporter sa seconde Coupe du Monde. Il y a, sur le terrain, dans la nuit belgradoise, un certain Franz Beckenbauer, surnommé «Der Kaiser». Il ajouterait bien une nouvelle perle à sa lourde couronne de dominateur. A la 25è minute de jeu, les Tchécoslovaques mènent pourtant 2 à 0. Naïfs, ils se feront rejoindre soixante secondes avant le terme, quand Bernd Hölzenbein reprend de la tête un corner. Pour la première fois de l’histoire, deux équipes nationales doivent se départager aux penalties en finale d’un tournoi majeur.

L’Allemand Höness rate le sien. Antonin Panenka va tirer le suivant. La pression est énorme. S’il marque, la Tchécoslovaquie est championne d’Europe. Panenka semble pétrifié. Ou alors il cache une souveraine assurance.

Toujours est-il qu’au lieu de frapper le ballon, il opte pour une petite pichenette sans élan, en plein milieu du but. La sphère entre à peine dans la cage, à deux à l’heure. Le gardien Maier est battu: il a plongé à gauche énergiquement. La «panenka» est née, sous les yeux de centaines de millions de spectateurs stupéfaits par cet acte de pure folie slave. Plus personne, depuis, n’a osé l’utiliser à ce niveau. Cesky Rozhlas, la radio publique tchèque, a parlé à Panenka cialis 100mg pills l’Euro 2004. Il dit de l’équipe tchèque actuelle que sa principale force est l’attaque.

Il ne se trompe pas. La République Tchèque, qui affrontera (encore) l’Allemagne mercredi soir pour un match sans enjeu pour elle – elle est déjà qualifiée pour les 1/4 de finale – a produit le plus beau football depuis le début de l’Euro 2004. On dira même que, comparées aux performances des autres équipes, elle fait désormais figure de grande favorite de l’épreuve.

Sauf que le football n’est pas une science exacte. Si c’était le cas, on le saurait.

Ils sont formidables, ces euro-Tchèques, mercenaires expatriés pour la plupart (le cours de la couronne tchèque milite pour la monnaie commune). Car voilà, le onze de Bohême, c’est la prime à l’offensive, l’attrait du but adverse, dans une salve d’assaut aux contours baroque Mitteleuropa sans cesse réinventés.

Et quand l’on ne parvient pas à s’approcher des seize mètres d’en face, c’est le feu d’artillerie, le bombardement en règle, les missiles hussites haute précision des 25 mètres ou plus! Car si l’équipe sait défendre – ce n’est pas le cas de tout le monde, la France en sait quelque chose – elle n’a pas son pareil pour monter au front.

Des milieux de terrain à vocation offensive, comme Karel Poborsky (Sparta Prague), Pavel Nedved (Juventus de Turin) ou le magnifique numéro 10 Tomas Rosicky (Borussia Dortmund); des attaquants racés comme Milan Baros (Liverpool), Marek Heinz (Banik Ostrava) ou le géant aux longs pieds Jan Koller (Borussia Dortmund), qui chausse du 50… Nous avons là, sous les yeux, une formidable phalange enthousiaste, déterminée, constamment en mouvement, à la grande différence de la plupart des autres équipes engagées dans la compétition portugaise – qui semblent intégrer une part importante de calcul attentiste dans leurs options de jeu.

Menés au score (0-1) par des Lettons au moral d’acier, le onze de Bohême a développé une vingtaine de minutes de jeu en mouvement pour combler son handicap et classer l’affaire (2 à 1). Dans le match suivant, les Tchèques ont fait encore mieux. Ils se sont donné un handicap de départ pour prouver qu’il ne leur coûterait rien de le surmonter avec aisance. Rapidement devancé par des Néerlandais en verve (2-0), les Tchèques auraient pu subir la loi des Oranges mécaniques.

A la place, ils ont enfilé trois buts de pure grâce à des Bataves suffoqués. On ne sait pas encore qui (de l’Italie, de la Suède ou du Danemark), les Tchèques affronteront en quarts. Mais on leur souhaite bien du plaisir.

A propos d’ombre, justement, la seule qui chiffonne les hordes supportrices en provenance de Prague, Brno, Plzen et Olomouc, c’est le nom. Celui de leur pays. République Tchèque, Czech Republic, Ceska Republika, ils détestent cela. Ils l’ont toujours détesté, depuis ce 1er janvier 1993 où la Tchécoslovaquie vivait son «divorce de velours».

D’un côté, la Slovaquie devenait Slovaquie, mais de l’autre, malheur de l’histoire, l’ancienne Bohême-Moravie devenait la «République Tchèque», un terme que personne n’a jamais utilisé dans le pays…

Impossible de dire «Allez République Tchèque!», ce serait ridicule. Impossible aussi de dire «Cesko!», ce qui signifierait, une fois traduit, «tchèque». On ne peut pas affubler un pays de l’épithète qui en caractérise la nationalité. La seule appellation sémantiquement correcte, République Tchèque, est peu pratique à utiliser.

Qui passe ses vacances en République Tchèque? Personne. Personne non plus ne va dans le «Royaume d’Espagne» ou le «Commonwealth d’Australie». Alors? Alors le Sénat, à Prague, vient de tenir plusieurs audiences sur ce sujet capital. L’idée, à terme, est d’obtenir un nom plus court pour le pays. Mais trop court, c’est risqué. Cela pourrait ressembler à «Tschechei», le nom que les nazis avait donné à la Bohême occupée. Il y aurait bien, pour la traduction anglaise, «Czechia», mais ça sonne vulgaire aux oreilles tchèques. Le débat est loin d’être clos.

En attendant, les supporters disent «allez, allez», sans rajouter de nom. Et les valeureux footballeurs slaves attendent leur heure. Connaîtront-ils le destin de Panenka et de ses camarades? Deviendront-ils la première équipe tchèque post-communiste à planter le drapeau de Bohême sur le toit du continent, revenant ainsi à la glorieuse époque de Rodolphe II (XVIIè siècle), quand les lumières de Prague, brièvement capitale de l’empire austro-hongrois, brillaient sur toute l’Europe?

Quand Arcimboldo, le peintre italien fou, et Tycho Brahé, l’astronomome danois au nez coupé, venaient sublimer l’ésotérisme débordant du monarque. C’est sûr: si Rodolphe II avait joué au football, il aurait tiré une «panenka».