CULTURE

«Feux rouges» contre l’alcool au volant

Le film de Cédric Kahn, adapté d’un roman de Simenon, est construit en trois volets, dont chacun constitue un genre cinématographique: comédie conjugale, road movie et thriller fantastique. Un cauchemar inégal mais puissant.

De son bureau, Antoine envoie un e-mail à sa femme. Il lui dit qu’il se réjouit de la rejoindre pour chercher leurs enfants dans le Sud-Ouest de la France, qu’il se sent amoureux comme à leur premier rendez-vous. Pour arriver à l’heure, Antoine décline même l’invitation au rituel apéritif du vendredi soir avec ses collègues. Mais Hélène, brillante juriste financière, est en retard. Antoine en profite pour boire une bière, puis deux, puis trois. Quand Hélène arrive enfin, l’alcool et la chaleur commencent à faire leur effet.

Avec une certaine autorité, Hélène suggère à son mari de manger à la maison avant de se mettre en route. Il la regarde, ému, sortir de la douche. Elle ignore son regard. Antoine est blessé. On suppose que ce n’est pas la première fois. Tout en lui exprime la frustration: son boulot, sa passivité, son allure passe-muraille, son refuge dans l’alcool. Pendant qu’elle boucle les bagages, Antoine sort boire un double whisky.

Il est déjà bien imbibé quand il prend le volant. Embouteillages, mauvaise lecture de la carte routière, stress, canicule, téléphone malencontreux mènent le couple à la dispute. C’est une scène de ménage hyperréaliste, une des meilleures jamais réalisées dans le cinéma français. Excédé, Antoine décide de quitter brutalement l’autoroute pour adopter une trajectoire moins balisée et, surtout, pour boire un verre. Hèlène le menace de ne pas continuer le chemin avec lui. Il s’en fout.

Quand il revient à sa voiture, plusieurs doubles whisky avalés à la va-vite, sa femme a disparu. Alors qu’il part en pleine nuit à sa recherche, la police barre les routes afin d’arrêter la cavale d’un criminel évadé…

Après «L’Ennui», adapté de Moravia, et surtout après «Roberto Succo», portrait en creux d’un tueur, le réalisateur Cédric Kahn confirme avec «Feux rouges» sa maîtrise du «presque rien» générateur d’angoisse et d’effroi. La longue descente en enfers de son héros se fait progressivement, au gré de l’alcool absorbé, de l’altération du jugement qui en découle et du visage de plus en plus défait du génial Jean-Pierre Darroussin, dont le potentiel inquiétant apparaît pour la première fois à l’écran.

A partir de la disparition d’Hélène, le film passe à la vitesse supérieure et bifurque vers le thriller fantastique. Sous couvert de revendiquer une virilité qui lui échappe, Antoine perd tous ses repères, volontairement, jouissant de son autodestruction jusqu’à l’horreur absolue.

L’alcool ici n’a rien de festif, rien de spectaculaire non plus, c’est un poison qui exagère le caractère velléitaire de son héros, sa nature frustrée, son tempérament de loser. Il faut voir Antoine, minable au point de dégoûter son agresseur, exalter le comportement implacable de son bourreau qu’il considère comme un héros de l’anticonformisme, un rebelle romantique. Il faut le voir chercher sa bouteille de whisky dessous son siège, boire jusqu’à la nausée et appuyer sur l’accélérateur comme un gamin immature. Il faut l’entendre ressasser les mêmes récriminations, perdre sa maîtrise, flirter avec le black out comme d’autres caressent la mort pour mesurer combien la boisson peut être abjecte.

Cédric Kahn n’a aucune ambition pédagogique ou préventive, mais son film est l’un des meilleurs plaidoyers contre l’alcool au volant. Quand Antoine boit, c’est nous, spectateurs, qui avons envie de vomir. L’effet est quasiment physique.

Par la grâce d’une mise en scène qui épouse les multiples contrariétés et conflits d’un homme à la recherche de lui-même, «Feux rouges» est une œuvre angoissante. D’autant plus étouffante que le mal est partout, mais invisible, rampant, hors champ. On le sent dans ces paysages de nuit qui défilent, ces barrages de police dont on ne sait pas s’ils sont réels ou hallucinés, ces lignes blanches avalées par la vitesse qui donnent le tournis et même la musique lancinante de Debussy.

Tout cela, tout ce suspense sensitif, Cédric Kahn l’enregistre froidement comme un flic ferait son procès verbal. Même dans les scènes d’épouvante, de gore pur, sa caméra reste clinique.

Et c’est là que le film convainc moyennement. Désireux de réaliser un véritable thriller fantastique, Cédric Kahn s’est attaché les services de Gilles Marchand (scénariste de «Harry, un ami qui vous veut du bien» et auteur de «Qui a tué Bambi?»). Mais leurs univers respectifs ont quelque difficulté à s’harmoniser, laissant voir les coutures d’une greffe que l’interprétation impeccable de Carole Bouquet et Jean-Pierre Darroussin ne suffit pas à masquer. Le film reste ainsi un peu artificiel, et sa mise en scène, d’une maîtrise impressionnante, se révèle finalement un peu vaine quand l’action entre dans un long tunnel narratif.

Le film s’achève par des images de bonheur. Mais, au vu de tout ce qui précède, de la détérioration d’un homme, de son acharnement à se détruire et de l’usure de son couple, rien n’interdit de penser que le happy end n’est qu’une hallucination, une ironie méchante, la vengeance consommée d’un mari humilié sur sa femme blessée: le passage à l’acte d’une victime devenue bourreau.