CULTURE

Le savoureux retour de l’immoralité

«La Fleur du mal» et «Chicago» mettent en scène des assassins impunis, voire récompensés par leur forfaits. Dans les deux films, le cynisme du propos est transcendé, soit par la complexité des personnages, soit par la générosité de la mise en scène.

Il n’y a aucun rapport entre «La Fleur du mal», tragédie légère de Claude Chabrol, et «Chicago», comédie musicale joyeusement jazzy de Rob Marshall, sinon que les deux films racontent l’histoire de meurtrières dont les crimes n’ont pas été punis et qui ne le seront jamais.

Dans le Chabrol, on excuse les assassins parce qu’ils sont sympathiques et romanesques, tellement plus aimables que leur victime! Dans le Rob Marshall, on s’identifie aux flingueuses parce qu’elles ont du glamour et de l’audace, le sens inné du show et de l’à-propos.

Ce n’est pas leur opportunisme qu’on salue mais leur lucidité; elles ont compris que dans une société du spectacle et de la corruption — le Chicago des années 20 –, la logique du divertissement prévaut toujours sur celle de la justice. La preuve? Les rares innocents du film sont punis (le mari est abandonné et la seule détenue non coupable pendue) tandis que les assassins vivent des rentes de leurs forfaits, grâce, il faut le dire, à la complicité active du public qui les a hissées au sommet de la célébrité.

S’ils se terminent par des happy end immoraux, «La Fleur du mal» et «Chicago» ne sont pourtant pas des films cyniques; leur drôlerie et surtout leur générosité les empêchent de sombrer dans une vision mesquine et complaisante du monde. Ce sont des films noirs, certes, mais hauts en couleurs, même si on a connu Claude Chabrol plus inspiré.

Car sa «Fleur du mal» lorgne quand même plus du côté du guide «Michelin» que des poèmes de Baudelaire. Un peu comme un corps en digestion, le film s’assoupit souvent. Heureusement, il est ramené à lui à chaque fois qu’apparaît à l’écran Nathalie Baye, excellente en bourgeoise UMP visitant la banlieue pour les besoins de sa tournée électorale, ou Bernard Le Coq, délicieusement ignoble en pharmacien libidineux.

Les autres acteurs semblent quelque peu amortis par la langueur de la province française. Au vu de cette «Fleur du mal» sympathique mais un peu paresseuse, on comprend mieux l’appétit de Chabrol à tourner un film par an; il doit faire tourner sa PME puisque ses deux fils Thomas et Mathieu (acteur et un musicien), sa femme Aurore (scripte) et sa belle-fille Cécile (assistante de réalisation) sont ses collaborateurs réguliers. Pour «La Fleur du mal», on peut même y ajouter l’acteur François Maistre, ex-mari d’Aurore et père de Cécile.

Affaire de famille également avec «Chicago» qui, dans un grand élan incestueux, recycle avec une euphorie communicative toute l’histoire des «musicals», du cabaret berlinois aux comédies chantées de Marilyn Monroe en passant par les trottoirs de Broadway. Même l’étrange et nordique «Dancer in the Dark» de Lars Von Trier y est cité (les scènes de prison et les bruits qui ouvrent la porte à l’imaginaire), tout comme l’étourdissant et désormais référentiel «Moulin Rouge» de Baz Luhrmann (même principe du montage rapide et haletant).

Promis à une moisson d’Oscars, «Chicago» est le film que les Américains attendaient. Non seulement il raconte un pan de leur histoire la plus mythique — la prohibition de Chicago –, mais il acquiert aujourd’hui, à l’heure où la célébrité n’est plus la conséquence d’un talent mais la condition indispensable pour en avoir, une résonance très pertinente, très moderne. Le film devient ainsi une satire de la justice et des médias américains, une réflexion rigolote sur les dérives du show-biz et sur la versatilité du public, à la fois terriblement sentimental et cynique.

A l’origine, «Chicago» est un show créé à Broadway en 1975 par les auteurs-compositeurs John Kander et Fred Ebb, mis en scène et chorégraphié par Bob Fosse. Il raconte l’histoire de Velma (Catherine Zeta-Jones), showgirl à succès, et de Roxy (Renée Zellweger), godiche blonde qui rêve de se produire sur scène et qui est prête à tout pour y parvenir.

Les deux se retrouvent en prison. La première parce qu’elle a tué son Jules et sa soeur surpris en flagrant délit; la seconde parce qu’elle a abattu son amant après avoir découvert qu’il se moquait d’elle. Sauvées de la potence par l’avocat Billy Flynn qui gagne tous ses procès en les transformant en show médiatiques, les deux meurtrières, rivales dans un premier temps, finissent en duo de music-hall.

Si le spectacle enchaînait les numéros musicaux un peu à la manière du music hall, le film fait plus: grâce à un stupéfiant montage alterné, il met en rapport la vie ordinaire de Roxy, épouse trop jolie d’un homme trop naïf, et sa vie projetée de star. Le danseur et chorégraphe Rob Marshall, dont c’est le premier film, s’amuse à faire glisser le réel vers l’illusion, à superposer le fait et son interprétation, à rendre lisible les pensées cachées des uns et des autres.

Si on peut parfois regretter le systématisme du procédé, on est baba d’admiration devant la virtuosité de certaines scènes: le numéro de ventriloque et le ballet de marionnettes qui s’en suit; le tango en ombres chinoises dans le pénitencier ou le numéro de claquettes dans le prétoire, joué par un Richard Gere au sourire à la Montand mais trop emprunté pour être véritablement crédible.

Là où Lars Von Trier inventait le «musical» minimaliste, presque conceptuel, là où Baz Luhrmann pulvérisait les codes et les standards de la comédie musicale pour accoucher d’une féerie melting-pot, Rob Marshall reste classique: les chansons de «Chicago» sont presque toutes des tubes, des standards inspirés du jazz pour la plupart, les numéros restent très cadrés (les bas résille et le chapeau claque/la material girl/le duo brune et blonde) et les références très hollywoodiennes. Le plaisir que distille «Chicago» ne vient pas de sa capacité à innover mais de l’amour infini que le metteur en scène éprouve pour le genre. Il ne met aucune limite à son admiration et ose tout puisqu’il aime.

C’est ainsi que derrière chaque scène se cache le souvenirs de plusieurs films adorés et que derrière les deux actrices sont ressuscitées toutes les stars, les vraies, du cinéma: de Marlene Dietrich à Louise Brooks, de Judy Garland à Marilyn Monroe, de Liza Minnelli à Bette Davis, de Rita Hayworth à Cyd Charisse, de Jane Russell à Joan Crawford.

C’est cette déclaration d’amour foisonnante au cinéma musical, ainsi que l’immoralité enjouée de son propos, qui font de «Chicago» un film enthousiasmant, joyeux, revitalisant. Exactement ce dont on a besoin en période de crise — d’ailleurs, la comédie musicale n’a jamais mieux marché que dans les années les plus sombres de l’histoire: quand le besoin de s’étourdir devient vital le pire n’est jamais loin.