KAPITAL

Les rois de la piste: le succès des PME du ski suisse (2ème partie)

De nombreuses PME suisses spécialisées dans l’équipement de sports d’hiver ont su s’imposer sur un marché mondial pourtant ultra-concurrentiel, notamment grâce à leur savoir-faire de précision. Zoom sur ces entreprises, pas toujours connues, qui vivent de la neige.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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Dossier réalisé avec la participation de Julien Crevoisier.

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Faction, fabricant valaisan de skis et d’images

Spécialisée dans la fabrication de skis freeride, l’entreprise Faction, basée à Verbier (VS), rayonne des Alpes aux Rocheuses en passant par le Japon. Sa particularité: offrir des skis freestyle de qualité supérieure accessibles au plus grand nombre.

S’opposer à la majorité, tel est le mantra de l’entreprise de ski Faction. «La production de masse atteint ses limites en termes de qualité, soutient Alex Hoye, co-fondateur de Faction, c’est pour cela que nous avons eu l’idée de proposer une alternative à l’industrie dominante du marché, en offrant à un large public des skis freeride de qualité premium fabriqués en Europe.» Fondée en 2006 par Alex Hoye et son associé Tony McWilliam, l’entreprise s’inscrit sur un marché où les skis hybrides et freeride commencent s’imposer face aux traditionnels skis de pistes ou de course. En 2021, Faction a ainsi vendu près de 33’000 paires de ski, dont le prix oscille entre 300 et 1200 francs la paire. Les skis sont produits en Autriche et en Pologne avec des matériaux provenant majoritairement de fournisseurs locaux, à l’exception de certains bois spécifiques qui viennent d’Asie. Seule la partie design est réalisée à Verbier.

À l’issue de la saison 2020-2021, et ce malgré la pandémie, le chiffre d’affaire de Faction enregistre une croissance annuelle de plus de 2%, alors que le secteur européen des sports d’hiver subit des pertes avoisinant les 50% sur la même période selon l’étude 2021 de la Federation of the European Sporting goods Industry (FESI). Cette saison, l’entreprise prévoit d’augmenter encore ses ventes de près de 37% et vise à faire passer la barre des 10,5 millions de francs à son chiffre d’affaire. «Plusieurs facteurs ont joué en notre faveur: d’abord, le ski de randonnée et le freeride ont connu un engouement sans précédent l’année dernière, explique Alex Hoye. Ensuite, notre entreprise ne compte que 49 salariés à plein temps, répartis entre la Suisse, l’Autriche, la Scandinavie, l’Amérique du Nord et l’Asie. Pour nous, travailler à distance a toujours fait partie du quotidien. Nous n’avons pas dû nous réorganiser dans l’urgence. Enfin, notre stratégie de communication basée sur le numérique nous a permis de garder contact avec notre communauté.»

L’art de la mise en scène

En marge de la fabrication de skis, Faction s’est distinguée par la production de films mettant en scène des freeriders professionnels en action. Le dernier en date, «Roots», a d’ailleurs été projeté dans plusieurs villes du monde ainsi qu’en Suisse romande à l’automne 2021. Le film retrace l’évolution du freeski avec 26 des meilleurs athlètes internationaux de la discipline. Une stratégie marketing qu’Alex Hoye assume pleinement: «Plutôt que de débourser des millions pour nous hisser en tête des résultats des moteurs de recherche, nous avons opté pour aller à la rencontre des passionnés et susciter leur curiosité en produisant nos propres films avec un budget relativement modeste.»

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L’entreprise valaisanne Faction a su s’imposer dans le monde du freeride: de Candide Thovex à Sarah Höfflin en passant par Sam Anthamatten, la marque a su séduire les plus grands noms du sport internationalement.

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Ça farte encore chez Toko la centenaire

Marque iconique du ski suisse, Toko est leader sur le marché du fart pour toute l’Europe centrale. Après être passée entre différentes mains, dont celles de Mammut, la société fait désormais partie du groupe norvégien Brav. Elle poursuit deux objectifs principaux: développer sa gamme respectueuse de l’environnement et conquérir le marché américain.

Quand l’athlète la plus titrée de l’histoire du skicross, la Vaudoise Fanny Smith, monte sur un podium, un ruban jaune, à écriture noire, entoure ses skis. Ce logo bien visible est celui de Toko. Cette marque propose depuis près de 90 ans des produits d’entretien ou de fartage, qui permettent aux skieurs une meilleure glisse ou, au contraire, adhésion à la neige. Bien implantée dans les boutiques suisses de sports d’hiver et chez les amateurs, l’entreprise trouve ses origines dans le canton de Saint-Gall, à Altstätten.

À sa création en 1916, Toko –pour Tobler & Kompany-, fabrique un produit d’entretien pour bottes militaires, avant de mettre au point le «lubrifiant fixe» Ski Glisse en 1933. Ce dernier se vendra à l’international et vaudra à la marque de figurer parmi les fournisseurs officiels des Jeux olympiques de St-Moritz de 1948. La PME suisse développe, au fil des décennies, diverses formules de fart, notamment la paraffine incluant du fluor (1991) et une variante liquide (2002). Désormais, elle oriente ses activités de développement vers une ligne respectueuse de l’environnement, dans le but de bannir totalement le fluor des pistes.

Passage en mains norvégiennes     

Toko a connu plusieurs changements de propriétaires et restructurations. En 2010, la PME a été rachetée aux Suisses de Mammut par le groupe norvégien Brav. Ce dernier détient la marque de fart Swix Sport, leader en Scandinavie. «Les deux marques se sont développées indépendamment l’une de l’autre, explique Manuela Eisele. L’équipe de recherche de Toko et son laboratoire sont toujours basés à Altstätten. Notre équipe de ventes en Suisse représente toutefois désormais les cinq marques du groupe, soit Toko, Swix, Helsport, Lundhags et Ulvang.» La société qui se nomme depuis 2021 «Brav Switzerland» emploie dix collaborateurs fixes à Altstätten, une dizaine d’experts externes et engagera deux nouvelles personnes à partir de février. «En raison du passage au sans-fluor, notre budget de développement a été augmenté», ajoute la responsable.

L’alliance des deux marques historiques place les produits de fart du groupe Brav en tête des ventes en Europe. «Notre objectif est d’augmenter notre présence sur d’autres continents au cours des prochaines années», relève la chargée des ventes. Toko commercialise également des produits d’entretien pour les textiles et les chaussures. «Nous aimerions développer davantage cette partie de notre activité, qui correspond à environ 20% de nos ventes. L’avantage de ce domaine est qu’il est moins lié au caractère saisonnier des sports d’hiver.»

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Toujours plus critiqué par les défenseurs de l’environnement, l’usage de fluor dans le fartage des skis a fait l’objet de normes plus restrictives ces dernières années. «À l’avenir, Toko développera ses nouveaux produits sans fluor, soutient Manuela Eisele responsable des ventes de Toko, Nos produits WorldCup ont déjà été modifiés cette année et le fluor remplacé par une nouvelle technologie.»

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Mammut, mastodonte suisse de l’outdoor

La marque emblématique a envahi les rayons d’équipements de sports d’hiver en Suisse, mais également à l’étranger. Retour sur une success-story helvétique.

Tout commence en 1862, lorsque Kaspar Tanner ouvre une corderie artisanale près de Lenzbourg, dans le canton d’Argovie. La petite entreprise produit et commercialise des cordes, utilisées notamment par les alpinistes, et développe des vêtements pour les expéditions en montagne. La marque Mammut et son logo naissent formellement en 1943. L’emblème choisi symbolise la force, la résistance et la puissance que l’entreprise tient à donner à ses cordes et autres produits.

De par son développement, Mammut devient en mesure de racheter des petites sociétés, étendant progressivement sa gamme de produits: sacs de couchage (Ajungilak), chaussures de montagne (Raichle), ou encore sacs à dos et harnais pour l’alpinisme et l’escalade. Dans les années 1990, Mammut lance sur le marché le détecteur de victimes d’avalanche Barryvox. Le succès est rapidement au rendez-vous, en Suisse et dans le monde entier.

Aujourd’hui basé à Seon (AG), le groupe Mammut explique être présent dans une quarantaine de pays et emploie environ 800 personnes. En avril 2021, Mammut a été racheté par Telemos Capital, une société européenne d’investissement en private equity d’origine suisse et basée à Londres.

Y a-t-il un risque à ce que la marque perde alors de son ADN suisse ? «Certainement pas, estime Nicolas Masserey, directeur de l’École suisse de ski de Crans-Montana, qui a conclu il y a deux ans un partenariat avec cette marque porteuse d’un haut niveau technique. «Depuis le rachat, les équipes avec qui nous collaborons sont restées les mêmes, poursuit-il. Le savoir-faire et le développement des produits sont maintenus en Suisse. Le fait que le propriétaire soit à l’étranger semble ne rien changer, cela se joue à d’autres niveaux.»

Verbier, référence du freeeride

Créé en 2008, le Freeride World Tour a réussi à s’imposer internationalement comme la compétition de référence en matière de ski et de snowboard freeride. Son directeur espère maintenant inscrire le sport aux Jeux olympiques.

Lattes ou planche aux pieds, ils s’élancent du haut du Bec des Rosses, mythique montagne de Verbier. Chaque année, les finalistes du Freeride World Tour (FWT) se disputent la victoire dans la station valaisanne. «L’Xtreme de Verbier a été un évènement à part entière de 1996 à 2008, explique son fondateur et directeur, Nicolas Hale Woods. C’est donc naturellement devenu la finale du FWT, pour l’exploit sportif, mais aussi parce que nous bénéficions du soutien de la station (environ un million de francs par année), et que l’ambiance reste inégalée!»

Référence en matière de freeride, le FWT contribue à faire connaître la Suisse et ses stations à travers le monde. L’agence basée à Lausanne emploie 12 personnes à plein temps. Elle s’occupe d’organiser l’évènement, de sa logistique à sa diffusion vidéo. «Environ 90% de nos revenus viennent de nos partenaires: 60% sont des stations de ski, puisqu’être une étape de la compétition leur permet d’avoir des retombées économiques directes avec les spectateurs. C’est aussi un moyen marketing pour se positionner comme une destination premium en matière de freeride.» Les autres partenaires sont des marques privées qui sponsorisent divers sports, comme Audi ou Red Bull. Enfin les 10% de chiffre d’affaires restant proviennent des droits audiovisuels et des produits dérivés.

Le FWT comptabilise 6’000 athlètes licenciés participant aux compétitions (de junior à professionnel). Avec son budget de 5 millions de francs, elle agit donc comme une fédération sportive, mais refuse pour l’instant d’endosser ce rôle. «Le modèle privé est plus flexible et détaché de la politique, mais nous y pensons, glisse Nicolas Hale Woods. Aujourd’hui notre objectif ultime est d’inscrire le freeride aux Jeux olympiques. C’est une vitrine unique qui apporte de la visibilité, de l’attractivité, et permet aux athlètes de se professionnaliser.»

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«L’usage du télécabine est en pleine croissance dans les villes»

L’entreprise soleuroise CWA a construit sa première cabine en aluminium en 1956 pour le tourisme de montagne en Suisse. Elle exporte désormais ses produits dans le monde entier, de la Bolivie au Vietnam, en passant par Paris.

Créés en 1939 par Anton Frech, les ateliers de CWA transformaient au départ des automobiles américaines en ambulances ou voitures de pompiers, et fabriquaient des cars de tourisme. Une vingtaine d’année plus tard, la PME s’est lancée dans la construction de véhicules de remontées mécaniques en aluminium, qui deviendront sa grande spécialité. Tournée vers l’international, elle a effectué dès 1964 ses premières livraisons à l’étranger de cabines de téléphérique va-et-vient, à Sandia Peak, aux États-Unis. Christoph Grob, responsable ventes et marketing chez CWA, explique le positionnement de ce fleuron de l’industrie soleuroise.

CWA fait partie du groupe austro-suisse Doppelmayr/Garaventa. Quelles ont été les circonstances de ce rachat en 2001?

Il n’y avait pas de repreneur au sein de la famille Frech. Le groupe Doppelmayr/Garaventa, qui vend au client final l’ensemble de la remontée mécanique (y compris câbles, commandes, pylônes, etc.), était le candidat externe idéal pour ce rachat puisqu’il s’agissait du principal client de CWA. Aujourd’hui, nous avons à la fois l’autonomie d’une PME suisse, qui a pu conserver la production des véhicules et une équipe de R&D sur son territoire, tout en ayant la force de frappe d’un grand groupe pour décrocher des contrats dans le monde entier et profiter des connaissances du groupe. Doppelmayr/Garaventa est présent dans 50 pays (ndlr: pour un chiffre d’affaires de 763 millions d’euros lors de l’exercice 2020/2021 et 3192 collaborateurs). Nous sommes ainsi leader mondial sur le marché des télécabines. Nous construisons environ 2500 cabines par année et employons 170 collaborateurs à Olten.

Les résultats de l’entreprise ont-ils été affectés par la pandémie?

Oui car beaucoup de contrats ont été reportés en 2020, et nous n’avons pas encore retrouvé le niveau de 2019 (ndlr: pour l’ensemble du groupe, la baisse a été de 12,5% entre les exercices 2019/2020 et 2020/2021). Nous sommes aussi affectés par les difficultés d’approvisionnement et la hausse des prix des matières premières. Toutefois, nous restons confiants. La vente de cabines (nouvelles ou de remplacement) en montagne est stable. Ce marché des sports d’hiver représente environ deux tiers de nos ventes. Quant au marché des remontées mécaniques pour le transport urbain ou celui pour la visite de lieux touristiques, ils sont en pleine croissance, en particulier en Amérique du Sud et en Asie. Parmi les grands contrats décrochés récemment figurent par exemple La Paz en Bolivie ou celui du Val-de-Marne, près de Paris.

Le Swiss made est-il un atout dans votre industrie?

L’image de fiabilité et de qualité d’une production en Suisse joue un rôle important. Notre force est surtout de pouvoir produire à la fois des cabines standard en grande série, mais aussi des véhicules sur-mesure, comme des cabines de téléphériques de luxe pour fêter un événement par exemple. Nous misons aussi sur le développement, notamment dans l’équipement électronique des cabines (wi-fi, indication du trajet en temps réel, système d’alarme). Nous exploitons les compétences à l’interne ainsi que des partenariats avec des hautes écoles et des studios de design.

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La luge comme passion familiale

En marge de ses activités de menuiserie-charpenterie, l’entreprise vaudoise Morerod Charpente fabrique sur demande des luges traditionnelles en bois.

C’est pour ses apprentis que l’entreprise Morerod a commencé à fabriquer des luges traditionnelles. «La conception de luges permets aux  apprentis charpentiers d’effectuer un travail différent, plus fin, explique Joël Morerod, directeur de l’entreprise familiale de menuiserie-charpenterie Morerod. Au début nous gardions ces luges pour nous, puis face à la demande du public, nous avons commencé à les vendre depuis 2010.»

Basée aux Diablerets (VD), -avec une succursale à Aigle-, l’entreprise de 22 employés bénéficie de la proximité de la piste de luge de la station pour tester ses produits et pour se faire connaitre. «La luge est devenue une activité d’hiver à part entière, pour les skieurs comme pour les familles», soutient le directeur. L’entreprise Morerod fabrique en moyenne 30 à 50 luges par année, produites à la demande, «pour des anniversaires ou des mariages par exemple.» Elles sont vendues entre 800 et 1500 francs pièce, «selon le degrés de personnalisation du cuir et des gravures sur les patins».

Pour Joël Morerod, la production doit rester régionale: «Les luges sont créées avec du frêne suisse de la Vallée de Joux. Nous récupérons les petites sections non utilisées pour la construction. Le cuir de l’assise est travaillé par une cordonnière spécialisée dans la gravure de sangles de cloches à Châteaux-d’Oex (VD), et les patins sont conçus par un serrurier de la région. Nous allons également intégrer des semelles de ski qui seront assemblées et et préparées  localement.»

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Retrouvez la première partie du dossier ici.