Après avoir placé tous leurs espoirs dans la génétique, les chercheuses et chercheurs réexaminent le rôle du stress et du contexte social dans l’apparition de maladies. Car les personnes en situation de vulnérabilité risquent davantage d’être atteintes dans leur santé. Explications avec Mathieu Arminjon et Patrick Bodenmann.
Nina a 35 ans, trois enfants et travaille à son compte comme graphiste. Il y a un an, elle s’est séparée de son mari violent. Elle a ensuite enchaîné les rendez-vous chez son médecin de famille pour plusieurs otites, laryngites et d’autres affections chroniques. À chaque fois, elle en est ressortie «avec l’équivalent d’un sac à commissions plein de médicaments», raconte-t-elle. Un dimanche, elle s’est réveillée avec de fortes douleurs abdominales et une envie pressante d’aller aux toilettes. Convaincue d’être atteinte d’une infection urinaire, elle s’est rendue en urgence dans une permanence médicale. Là, surprise: la praticienne de garde lui a annoncé que les tests ne révélaient pas la moindre trace d’infection. «La doctoresse a alors plongé ses yeux dans les miens et a demandé comment allait ma vie. J’ai fondu en larmes.» Suite à cela, Nina a pris coup sur coup deux décisions: changer de médecin de famille et appeler ses parents pour les prier de venir l’aider à la maison.
Depuis le début du siècle dernier, les scientifiques font état de l’influence du stress sur la santé générale d’un individu. Dans les années 1930 déjà, le chercheur américain Walter B. Cannon avait indiqué qu’«au-delà d’un certain seuil, l’autorégulation physiologique échoue et des maladies apparaissent», relate Mathieu Arminjon, adjoint scientifique à la Haute école de santé Vaud (HESAV) et chercheur associé de l’Institut des humanités en médecine du CHUV. S’il ne constitue pas encore une évidence pour l’entier du corps médical, ce lien de cause à effet est de plus en plus étudié et pris en compte. Ou plutôt «de nouveau étudié et pris en compte», précise-t-il. En effet, «à l’âge du post génomique, de l’épigénétique, de la santé environnementale, mais aussi des crises économiques et pandémiques, la notion de stress et des déterminants sociaux de la santé (DSS) fait son grand retour». Mathieu Arminjon précise: «Durant les dernières décennies, la médecine a placé de grands espoirs dans la génétique, censée pouvoir tout régler ; or, on est récemment arrivé à la conclusion que la génétique, c’est seulement 20 à 30% du risque de maladie chronique.» Une conclusion à laquelle sont venus s’ajouter des travaux sur les inégalités sociales dans les problèmes de santé.
Le Covid-19, champion des inégalités
Patrick Bodenmann, chef du Département vulnérabilités et médecine sociale d’Unisanté, a fait de l’impact des facteurs sociaux sur la santé son champ de recherche. «L’idée de se pencher sur les éléments non biologiques de la santé tels que disparités sociales, stress, travail ou encore alimentation n’est pas nouvelle», confirme-t-il. Il rappelle que la notion de déterminants sociaux de la santé (DSS) a suscité beaucoup d’intérêt dans les années 1960–1970, avant d’être mise à l’écart au profit d’autres sciences, comme la génétique. Le professeur constate lui aussi un retour en force des DSS dans le contexte actuel de pandémie, «qui n’est qu’une illustration de plus de la réalité : les personnes en situation de vulnérabilité sont davantage touchées que les autres».
Patrick Bodenmann rappelle qu’au début de la crise sanitaire, «les spécialistes criaient haut et fort que le Covid-19 sévissait sans discrimination, mettant tout le monde sur un pied d’égalité». Or, une étude britannique portant sur les données de 17 millions de personnes a montré que les individus issus de communautés minoritaires sont plus à risque de ne pas être dépistés, de devoir être admis aux soins intensifs et de mourir des conséquences de la maladie. Même des pays apparemment considérés comme égalitaires n’échappent pas à la règle.
«Prenez le cas de la Suisse: une recherche pilotée par Matthias Egger (ndlr : dont les résultats ont été publiés en avril 2021) est arrivée à la même conclusion, à savoir que les habitantes et habitants pauvres y ont plus de risques de mourir du coronavirus.» Mathieu Arminjon illustre le mécanisme : «Sachant que les personnes en situation de vulnérabilité sont davantage exposées aux maladies chroniques et que les personnes souffrant de maladies chroniques sont davantage susceptibles de contracter une forme sévère du coronavirus, on peut carrément parler de double sanction.»
Une société plus protectrice
C’est en tentant de remonter à la source de l’intérêt pour les déterminants sociaux de la santé et en intégrant le concept de stress à ses recherches que Mathieu Arminjon s’est pris de passion pour les travaux de Walter Bradford Cannon (1871–1945). «Au XIXe siècle, des théories sur le lien entre maladies et pauvreté circulaient déjà », note le chercheur. Le médecin américain est cependant allé beaucoup plus loin : «Il s’est intéressé à la physiologie des émotions puis a créé le terme “homéostasie” pour décrire la capacité de l’organisme à maintenir la stabilité des paramètres vitaux.»
C’est de ces travaux qu’émerge la notion de stress sous sa forme moderne. «Cannon a créé un modèle expliquant comment certains événements externes, en particulier sociaux, représentent des ’stress’ qui viennent perturber l’autorégulation biologique ; il a établi une théorie sur l’interaction entre une pathologie normale et l’environnement.» Le chercheur de l’HESAV précise que le scientifique américain était par ailleurs un ardent défenseur d’une société stable économiquement et politiquement, permettant de protéger la santé des individus qui la composent, d’autant que la sienne était fortement marquée par la guerre de 1914-19 et la crise économique de 1929.
Un thème aussi politique que médical
L’un des terrains de recherche de Patrick Bodenmann est justement de déterminer dans quelle mesure les DSS pourraient être modifiés afin d’inverser le lien de causalité défavorable entre la santé et une enfance difficile, une activité professionnelle peu intéressante ou encore une vie dans des quartiers pauvres, par exemple. Le professeur d’Unisanté en est convaincu, «il faut se battre sans relâche pour l’équité des soins et, pour ce faire, s’intéresser aux déterminants sociaux est un investissement qui a du sens ». Dans la foulée, il balaie l’argument selon lequel les praticiennes et praticiens – mis sous pression par l’explosion des couts de la santé – n’auraient pas (ou peu) le temps de s’intéresser aux conditions de vie de leurs patient-e-s. « Le plus important lors d’une consultation se déroule durant les cinq premières minutes ! Il y a de la marge…»
Mathieu Arminjon rebondit en relayant l’exemple – cité par Cannon – d’un médecin qui, voyant un patient pris de vomissements persistants et inexpliqués, découvre qu’il doit de l’argent au fisc. «Le médecin a payé les arriérés d’impôts de sa poche et l’état de son patient s’est normalisé.» Bien sûr, il est illusoire d’exiger un tel engagement de chaque soignant. «Mais il existe toutes sortes de mesures plus pragmatiques, explique Patrick Bodenmann. Au CHUV, nous avons par exemple implémenté un accompagnement destiné aux personnes qui viennent de façon itérative aux urgences, afin de mieux les guider dans le système sanitaire.» Les deux spécialistes en sont par ailleurs certains : la formation et la sensibilisation du personnel soignant a la notion de DSS doit être intensifiée. « Surtout parmi le personnel médical qui, à l’inverse du personnel infirmier, se situe historiquement davantage du côté du ’cure’ que du ’care’ », estime Mathieu Arminjon. Mais la sensibilisation doit aussi se faire de façon bien plus large, à l’échelle de la société. «Trop de gens pensent que la santé est une loterie : soit on a de la chance, soit on n’en a pas», commente le chercheur de l’HESAV. «Grâce à l’épidémiologie, on sait que ce n’est pas le cas: des travaux montrent que plus une société est égalitaire, plus la santé y est bonne. Il s’agit donc d’une thématique aussi politique que médicale!» /
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Le père de l’homéostasie
Intitulé «Walter B. Cannon. Conférences sur les émotions et l’homéostasie, Paris, 1930», l’ouvrage de Mathieu Arminjon a été publié en septembre 2020 aux Éditions RMS. Walter B. Cannon est considéré comme l’un des plus grands physiologistes du XXe siècle. Ces deux séries de conférences inédites sur les émotions et l’homéostasie, délivrées en français à Paris en 1930, éclairent une phase cruciale de son parcours intellectuel qui l’amènera à la physiologie du stress.
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Deux heures et demie d’endurance par semaine
À l’ère de la crise pandémique et des semi-confinements, les autorités sanitaires lancent depuis le printemps 2020 des appels répétés au maintien d’une activité physique régulière au sein de la population, ce, afin d’éviter les pépins de santé, y compris psychologiques. «Il s’agit surtout de ne pas se sédentariser», relève Vincent Gremeaux. Concrètement, l’Organisation mondiale de la santé conseille une activité en endurance d’au moins deux heures et demie par semaine, qui peut être fractionnée en plusieurs séances – idéalement cinq –, ainsi qu’un peu de renforcement musculaire. Le calcul est vite fait: «Si vous faites deux fois par jour quinze minutes de vélo, par exemple pour aller faire vos courses ou chercher votre enfant à l’école, vous aurez déjà votre quota!», rappelle le responsable du Centre de médecine du sport du CHUV.
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Quand le sport dope le moral
C’est un fait établi par les scientifiques: l’activité physique a un impact positif sur les capacités cognitives et sur le mental de ceux qui la pratiquent. Par contre, «les éléments physiologiques sous-tendant ce lien de cause à effet ne sont pas tous connus et certains d’entre eux font débat», note Vincent Gremeaux, responsable du Centre de médecine du sport du CHUV. Dans tous les cas, trois types de facteurs peuvent expliquer le fait que les personnes qui bougent régulièrement aient davantage le moral. Leur mode de vie, d’une part, «puisqu’elles ont tendance à mieux s’alimenter, à moins boire d’alcool ou encore à dormir plus », relève le professeur. La sécrétion de molécules par le cerveau lors de l’activité physique, d’autre part, «qui favorise la plasticité cérébrale». Enfin, il ne faut pas oublier que « la satisfaction d’avoir accompli quelque chose améliore souvent la confiance en soi». De plus en plus de spécialistes intègrent le sport dans le traitement des maladies psychiques, se réjouit Vincent Gremeaux. L’acceptation de cette prise en charge est en effet dopée par le fait que, «contrairement aux médicaments, l’activité physique n’entraîne presque aucun effet secondaire indésirable».
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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 23).
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