LATITUDES

Et si 13 millions de soignants venaient à manquer…

La pandémie a mis en lumière le travail des infirmières et infirmiers de Suisse, dynamisant le nombre d’inscrit-e-s dans les hautes écoles. Une évolution réjouissante tant il est crucial que ces piliers du système de santé soient suffisamment nombreux et bien formés.

Une hausse de 25% des inscriptions au bachelor en soins infirmiers pour la rentrée de septembre. Du jamais vu, selon les directions des hautes écoles de sante vaudoises. La pandémie a encouragé les jeunes à s’intéresser à la profession. «Les services hospitaliers étaient certes fermes aux proches, mais davantage de personnes ont découvert notre travail de l’intérieur, à travers les nombreux reportages ou en participant au déploiement de la Protection civile ou de l’armée≫, souligne Isabelle Lehn, directrice des soins du CHUV. Cela a mis en valeur le métier, tout en en offrant une vision réaliste. ≪Nous avons vu la passion des membres du personnel infirmier pour leur travail et toutes leurs compétences, mais aussi la pénibilité et les risques de la profession. On est loin de l’image véhiculée par les séries à l’eau de rose ou la vocation des religieuses d’antan.»

Un métier valorise et valorisant, c’est aussi l’enjeu de l’«Initiative populaire pour des soins infirmiers forts», qui sera prochainement soumise au peuple. Lancée par l’Association suisse des infirmières et infirmiers (ASI), elle comprend quatre axes principaux. «Nous demandons de bonnes conditions de travail, comme des salaires attrayants ou des places de crèche, ainsi qu’une dotation en personnel suffisante, explique Sophie Ley, présidente de l’association. Nous préconisons aussi une offensive dans la formation et davantage d’autonomie dans l’exercice de la profession. Ce quatrième axe correspond par exemple à la possibilité de facturer plus d’actes effectués par le personnel infirmier.»

WANTED: 13 MILLIONS D’INFIRMIERS DANS LE MONDE

L’épidémie a aussi rendu plus visible la pénurie de personnel infirmier, notamment lorsque des lits supplémentaires ont du être ouverts, comme au CHUV avec 41 lits de plus aux soins intensifs. «Pour renforcer les équipes, nous avons dû organiser la mobilité interne, engager des professionnel- le-s et faire appel au Pool d’infirmiers (groupe qui appuie les services selon les besoins) ainsi qu’aux agences d’intérim», énumère Isabelle Lehn.

Cette situation s’est révélée problématique pour toute la Suisse romande dans les hôpitaux régionaux, les centres médicosociaux (CMS) chargés des soins à domicile, ainsi que dans les établissements médico-sociaux (EMS). Certains cantons, comme celui du Valais, y ont vu une occasion de créer une filière en soins infirmiers ES (lire en encadré). Au niveau global, l’Organisation mondiale de la santé anticipe un manque de 13 millions d’infirmières et d’infirmiers dans les années à venir, contre 6 millions avant la crise sanitaire.

QUATRE FOIS PLUS DE JEUNES DIPLÔMÉ-E-S

Les cantons romands n’ont pas découvert le manque de personnel infirmier avec la pandémie. Des efforts pour attirer plus de jeunes ont été entrepris dès les années 2000. «Un modèle de formation clair, avec le bachelor en soins infirmiers comme unique condition d’entrée dans la profession, a été introduit à cette époque, détaille Nicolas Jayet, adjoint à la Direction des soins. Le modèle a fonctionné, puisque nous sommes passés de 186 infirmier-ère-s romand-e-s formé-e-s en 2006 à 739 en 2020.»

Le besoin de former à un niveau bachelor correspond aussi à l’évolution du système de santé. Les responsabilités ont augmenté et demandent des connaissances plus poussées. «Le rôle de l’hôpital a évolué et les hospitalisations sont devenues beaucoup plus courtes pour se concentrer sur la phase aiguë de la maladie, explique Isabelle Lehn. Pendant ce bref laps de temps, les compétences infirmières nécessaires ont gagné en importance, que ce soit pour garantir la sécurité des patient-e-s avec une évaluation clinique pointue, ou encore anticiper la transition vers la sortie de l’hôpital.»

L’augmentation du nombre de jeunes diplômés a aussi permis de moins recourir à des titulaires de diplômes étrangers. Le CHUV est passé de 48% de nouveaux infirmiers disposant d’un diplôme étranger en 2016 à 31% en 2020.

MOTIVER LE PERSONNEL FORMÉ

Le défi consiste également à convaincre les infirmier-ère-s de rester dans la profession. Selon des chiffres de l’Observatoire suisse de la santé (Obsan) publiés en 2016, le taux de départ de 45,9% est le plus élevé des métiers de la santé. «Des études internationales documentent les raisons de cette intention d’abandonner, explique Nicolas Jayet : la transition des études vers le premier emploi, les relations avec la hiérarchie, la conciliation entre vie professionnelle et vie privée, le manque d’autonomie ou d’accès à la formation, les attentes différentes des jeunes générations sont autant de variables sur lesquelles travaillent les institutions comme la nôtre.»

Les cantons romands travaillent ainsi à faire revenir celles et ceux qui s’étaient arrêtés en mettant en place des programmes de remise à niveau. À Fribourg, la Haute école de santé propose depuis 2019 un programme de huit semaines, dont six de stage. « Nous avons formé huit participantes lors de la première volée, qui avaient pour la plupart arrêté durant une dizaine d’années, explique Coralie Wicht, responsable de la formation. L’intérêt de notre programme est de rafraîchir les connaissances, de reprendre confiance en soi et d’avoir des contacts avec des employeurs potentiels. Il s’agit aussi d’apprendre à utiliser les nouveaux outils numériques. » Une vingtaine de personnes se sont déjà manifestées pour la rentrée d’octobre 2021. «Dans les e-mails, plusieurs d’entre elles ont fait référence à la pandémie, au besoin de contribuer humainement à cet effort. Mais il faut valoriser, offrir de bonnes conditions de travail et des perspectives, pour que les infirmières et infirmiers que l’on applaudissait au printemps 2020 ne sortent pas de la profession.»

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UNE INFIRMIERE SANS MATU ?

À la fin des années 2000, la Suisse romande a décidé de ne plus proposer qu’une filière de formation en soins infirmiers, contre deux auparavant. Ce bachelor est délivré par une haute école spécialisée (HES). Pour les personnes ne disposant pas de maturité, un nouveau CFC d’assistante en soins et santé communautaire (ASSC) a été créé, qui permet de travailler en binôme avec les infirmiers.

En Suisse alémanique en revanche, deux filières avec et sans maturité (ES et HES) existent, tout comme dans le Jura bernois et en Valais. La pénurie locale de personnel, mais aussi une culture différente expliquent ces choix politiques. Au Centre de formation professionnelle Berne francophone de Saint-Imier, 86 infirmières et infirmiers ES ont obtenu leur diplôme entre 2015 et 2021. « L’orientation pratique de la formation et le fait qu’une maturité ne soit pas nécessaire pour s’inscrire intéressent les jeunes, explique le directeur adjoint du centre, Daniel Roulin. Deux tiers des personnes inscrites sont des ASSC. Le tiers restant est titulaire d’une autre formation dans la santé ou d’un type de CFC différent. Un de nos élèves les plus brillants avait par exemple un certificat de bucheron en poche quand il a commencé. » Ces diplômés travaillent ensuite dans les soins de longue durée ou à domicile, en psychiatrie ou dans un des centres hospitaliers de la région.

Du côté du CHUV et du canton de Vaud, le binôme infirmier bachelor et ASSC est la règle. « Ce modelé est présent dans la quasi-totalité de nos services, relève Isabelle Lehn, directrice des soins. C’est un vrai plus pour les patient-e-s, car des études scientifiques ont mis en évidence une baisse de la mortalité avec des infirmiers-ères formé-e-s au niveau bachelor, mais aussi pour le système de santé, parce que la répartition des rôles et responsabilités est plus claire. Riche de cette expérience et après cinq ans d’exercice, l’ASSC qui souhaite évoluer peut accéder directement à la formation d’infirmier HES, peut même réaliser la formation bachelor en cours d’emploi, et exercer ensuite dans toutes les spécialités. »

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TÉMOIGNAGE

Ana Alves s’est orientée vers le métier d’infirmière pour le contact humain. « Petite, j’accompagnais ma mère à l’EMS ou elle était employée et je voyais les liens qui se tissaient entre les résidents et le personnel soignant. » Diplômée d’un bachelor en soins infirmiers en 2020, elle travaille désormais dans le Service de chirurgie viscérale du CHUV. « Même si les débuts dans la profession sont stressants, car on s’occupe de plus de patient-e-s qu’en stage, l’entraide et la collaboration avec des collègues pour réussir des projets de soins parfois compliqués sont vraiment positives. J’ai aussi appris de nombreux gestes complexes qui me seront utiles durant toute ma carrière. » L’objectif de la Vaudoise de 24 ans est de pouvoir un jour travailler en chirurgie pédiatrique.

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 23).

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