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Erdogan face à l’immense pouvoir des militaires

Après sa victoire écrasante aux élections de dimanche, le candidat islamiste modéré parviendra-t-il à soumettre l’armée turque au pouvoir politique? Analyse.

«Nous sommes contre la guerre en Irak et nous n’y participerons qu’en accord avec le Conseil de sécurité de l’ONU.»

Au soir de l’écrasante victoire électorale qui lui donne la majorité absolue au parlement, Recep Tayyip Erdogan, le nouvel homme fort de la Turquie, n’a pas perdu de temps pour indiquer clairement à George W. Bush que le vent venait de tourner.

Bush va certes accuser le coup, mais il commence à s’y habituer. Par contre, cette profession de foi s’adresse surtout aux militaires turcs dont le standing et l’immense pouvoir dépendent essentiellement de leur alliance étroite avec les Etats-Unis et Israël. Dans l’importante partie qui se joue aujourd’hui pour l’avenir de la Turquie, de l’Union européenne et du Proche-Orient, l’armée turque joue un rôle central.

Cette armée vient de loin, il vaut la peine de rappeler ce dont elle s’est montré capable au fil du XXe siècle, à commencer par le génocide arménien (environ deux millions de morts en 1915-1916) et la première purification ethnique à grande échelle (expulsion de 1,5 million de Grecs en 1923).

Après ces faits de guerre et la consolidation de la République, l’armée stimula la mise en place des grandes réformes d’Atatürk: suppression des tribunaux religieux (1924), laïcisation d’Etat profondément musulman en 1928, laïcisation accompagnée de la suppression des ordres religieux, abolition de la polygamie, remplacement des caractères arabes par les caractères latins, interdiction du costume traditionnel (donc du voile) au profit des vêtements occidentaux, lecture du Coran en langue turque.

Au fil des ans et des gouvernements, les militaires restèrent toujours très sourcilleux sur ces acquis et ne craignirent pas de recourir à de multiples coups d’Etats pour maintenir leur ligne, car pour eux la tradition islamique fut la cause première du déclin de l’Empire ottoman.

Le coup d’Etat le plus percutant fut celui dirigé contre Adnan Menderes qui, après dix ans passés au pouvoir, fut condamné à mort et pendu en 1961. A côté d’une large ouverture du pays aux capitaux étrangers, il avait eu la mauvaise idée de construire des mosquées par centaines. C’est sous son gouvernement que la Turquie devint de fait une chasse gardée américaine grâce à son intégration dans l’OTAN.

En raison de la position géostratégique du pays sur le flanc sud-ouest de l’empire soviétique et aux portes du Proche-Orient, Washington ne lâcha plus les rênes. Menderes accepta en 1957 une collaboration entre services secrets turcs et israéliens et officialisa l’année suivante l’entente israélo-turque au grand dam des pays arabes.

En 1980, un nouveau coup d’Etat militaire fut politiquement plus radical: une junte s’empara du pouvoir pour trois ans et interdit purement et simplement les partis!

En 1997 enfin, sur simple (mais vigoureuse!) pression des milieux militaires, le premier ministre islamiste Erbakan, pourtant démocratiquement élu, fut contraint de renoncer au pouvoir. Son parti fut interdit, mais réapparut peu après sous le nom de Parti de la vertu. Après l’interdiction de ce dernier en juin 2001, les dirigeants islamistes créent le Parti de la justice et du développement, grand vainqueur des élections de dimanche.

La Turquie, une démocratie?

Que cela soit chez les politiciens ou les journalistes, personne ou presque ne met en cause la démocratie turque. Or le bref rappel historique que je viens de faire mérite que l’on se pose la question!

On pourrait ajouter le catalogue des dérapages auxquels les corps constitués turcs se livrent sans vergogne depuis toujours, notamment la pratique généralisée de la torture par la police ou l’armée, ou la corruption indécente de la classe dirigeante, politiciens et entrepreneurs se donnant allégrement la main pour se remplir les poches comme on l’a remarqué par exemple à l’occasion du dramatique tremblement de terre de 1999.

De plus, les conditions même des élections de dimanche devraient susciter des questions: est-il admissible que dans une grande démocratie européenne, les partis hier au pouvoir disparaissent complètement de la scène politique du jour au lendemain? Et ce au profit d’un parti caméléon ayant utilisé cinq noms différents et autant de lignes politiques (sauf l’islamisme) depuis 1970? Est-il admissible que le dirigeant de ce parti soit privé de ses droits civiques?

Par ailleurs est-il admissible dans une grande démocratie européenne que l’armée dont on ne compte plus les coups d’Etat ait un budget séparé de celui de l’Etat et se permette de donner chaque dernier vendredi du mois dans le cadre de la réunion rituelle du Conseil national de sécurité son accord à la politique gouvernementale?

C’est au cours d’une de ces réunions qu’Erbakan fut contraint à la démission en 1997.

Si l’on peut admettre à l’extrême rigueur que l’affaire kurde (les morts kurdes se comptent par dizaines de milliers) est une affaire intérieure, de même que les Britanniques ont l’Irlande du Nord, les Espagnols les Basques et les Italiens Umberto Bossi, peut-on pour autant taxer de démocratique un Etat qui occupe militairement la partie septentrionale de Chypre depuis 1974 au mépris évident du droit international? (Vous aurez sûrement remarqué à quel point la question chypriote est absente des commentaires depuis dimanche).

Vers l’Europe?

Depuis 1963, le discours européen sur la question turque est confit d’une hypocrisie à faire pâlir d’envie tout ce que le Vatican compte d’ambitieux monsignori et La Mecque de mollahs aspirant à la sainteté du martyre.

Bruxelles – en raison de l’importante immigration turque et, au-delà de la géostratégie, de l’importance des échanges commerciaux – fait miroiter à Ankara un avenir européen en bonne et due forme. Mais sans oser annoncer clairement la couleur ni la date.

Pour preuve de bonne volonté, le gouvernement turc prétend avoir fait un grand pas vers les droits de l’homme en supprimant la peine de mort, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des prisons pleines de prisonniers politiques et de les y laisser mourir. Et en adoucissant la législation anti-kurde, ce qui n’empêche pas ces derniers de poursuivre leur lutte pour une vraie reconnaissance de leurs droits.

Mais le vrai problème n’est pas là. Les doctes experts qui nous parlent de la Turquie s’accordent pour dire aujourd’hui que le pays est en pleine recomposition politique que les «islamistes modérés» d’Erdogan sont de doux «démocrates-musulmans» à la manière des «démocrates-chrétiens» de chez nous, dignes donc de confiance.

Pour vérifier cette dignité, il faut avant de négocier une entrée dans l’Union européenne poser deux problèmes sur la table des négociations: le retrait immédiat de l’armée turque de Chypre et la démocratisation de cette armée en la soumettant au pouvoir politique comme partout en Occident.

On perçoit immédiatement la démesure de cette tâche pour un gouvernement qui n’arrivera même pas à se faire obéir par son administration, une administration dévouée à ses vrais maîtres, les militaires. Ces derniers auront largement le temps de renvoyer – à la pointe des baïonnettes s’il le faut, ils ne se gêneront pas et le feront même avec plaisir – les islamistes à leurs études coraniques.

D’autant plus que ce n’est pas le moment de mollir: les Américains caressent, paraît-il, de grand projets chez le voisin oriental de la Turquie, l’Irak. Et Sharon n’est pas vraiment copain-copain avec les islamistes, même modérés.