CULTURE

Où Betty Bossi rejoint Sophie Calle et Paul Auster

Vertige: dans son dernier livre, la cuisinière mythique recycle à son insu un concept inventé par un couple artistique franco-new-yorkais. Mangez orange.

Qui dit cuisine suisse pense Betty Bossi. A juste titre puisqu’avec 920’000 abonnés à son journal et la publication annuelle de plusieurs ouvrages, la cuisinière mythique colporte sa bonne parole culinaire dans la moitié des foyers du pays. Qui peut se prévaloir d’un meilleur taux de pénétration?

Les éditions Betty Bossi AG, dont Ringier détient 80% du capital, ne connaissent pas de barrière des röstis. Les Romands, qui représentent 20% de ses lecteurs, sont proportionnellement aussi nombreux que les Alémaniques à avoir opté pour la «bettyfication».

L’entreprise n’entend pas en rester là. Pour rajeunir son image, elle débarquera, dès le 11 octobre sur la chaîne SF2 qui diffusera l’émission «Al dente», un quiz télé culinaire. On pourra y voir Sibylle Sager, la nouvelle rédactrice en chef de «Betty Bossi», cuisiner sur le plateau en temps réel.

Mais comment la plus célèbre ménagère du pays alimente-t-elle son inspiration? De l’air du temps, est-on tenté de répondre en consultant la longue liste des titres parus. Spécialités italiennes, orientales, recettes à l’ancienne, grillades, poissons, salades, crudités, cuisine légère, végétarienne, santé… Rien de très original.

La surprise arrive avec son dernier né, «Recettes faciles pour charmer vos convives», qui vient de sortir de presse. Le feuilleter, c’est se demander si notre BB nationale a sciemment plagié une des artistes en vue de la scène contemporaine. Connaît-elle Sophie Calle?

Les «dîners en couleurs» que j’ai découverts dans le livre de Betty appliquent à la lettre la démarche de l’artiste parisienne intitulée «Régime chromatique». Avant même que Betty Bossi ne vienne la pimenter, l’histoire de ces recettes méritait déjà d’être contée.

Alors racontons. A force de mélanger dans sa vie réalité et fiction, l’artiste Sophie Calle est devenue un personnage de roman dans «Léviathan» (Actes Sud, 1998) de Paul Auster. En créant son héroïne Maria, l’écrivain new-yorkais s’est en effet inspiré de plusieurs épisodes de la vie de Sophie Calle (pour ceux qui connaissent son œuvre: la suite vénitienne, la garde-robe, le strip-tease, la filature, l’hôtel, le carnet d’adresse, le rituel de l’anniversaire).

Maria se soumet aux mêmes rituels que Sophie. Mais Auster a glissé dans le portrait de son personnage des règles de jeu de sa propre invention. Parmi celles-ci, page 85, on découvre: «Certaines semaines, elle s’imposait ce qu’elle appelait «le régime chromatique», se limitant à des aliments d’une seule couleur par jour. Orange le lundi: carottes, melon, crevettes bouillies. Rouge le mardi: tomates, grenades, steak tartare. Blanc le mercredi: turbot, pommes de terre, fromage frais. Vert le jeudi: concombres, brocolis, épinards – et ainsi de suite, jusqu’au dernier repas de dimanche inclus.»

Sophie Calle a alors eu envie d’obéir au livre et de s’offrir ainsi des projets artistiques inspirés par l’écrivain. Pour faire «comme Maria», elle a mangé orange le lundi, rouge le mardi, blanc le mercredi et vert le jeudi. Le tout est restitué sous forme de travail photographique et a fait l’objet de diverses expositions (dont une à Annemasse au printemps 2000) et d’un ouvrage («De l’obéissance», Actes Sud).

En feuilletant le dernier livre de Betty Bossi, on éprouve face aux photos des «dîners en vert, en rouge, en jaune et en blanc» une impression de déjà vu dans des galeries d’art… Le contenu des assiettes diffère cependant.

L’assiette verte de Sophie est composée de «concombre, brocolis, épinards, pâtes vertes au basilic, salade de kiwis et de raisins, menthe à l’eau». Celle de Betty de «potage froid aux herbes, asperges, steaks en robe de courgettes et knöpfli à la roquette, bâtons de sorbet à l’avocat».

Alors, Paul qui s’inspire de Sophie, qui crée Maria, qui inspire Sophie, qui inspire Betty? J’ai eu envie de poser la question à la porte-parole de Betty Bossi. La réaction de Madame Röesch ne semblait pas feinte. Elle ne connaît pas Sophie Calle et me demande d’épeler ce nom bizarre!

Et Sophie Calle, connaît-elle Betty Bossi? Probablement pas. Mais est-ce un hasard si, pour faire comme Maria qui observait des divisions analogues au régime chromatique et fondées sur les lettres de l’alphabet, elle a épousé l’apparence d’une autre BB?

Elle a choisi Brigitte Bardot, pour que sa journée s’écoule sous le signe du B.