KAPITAL

De la montagne magique à celle des vanités

Deux livres ont contribué au mythe globalisé de Davos: le premier a été écrit par Thomas Mann, le second par le rédacteur en chef de Harper’s Magazine. A lire pendant le Forum.

«La montagne magique» et «La montagne des vanités»: les deux ouvrages ont pour même décor cette station dont on n’articule plus les kilomètres de pistes skiables ou centimètres de couche neigeuse mais le nombre de soldats, gardes de fortification et policiers en faction.

Au début du siècle dernier, Hans Castrop, un jeune bourgeois allemand, se rend pour quelques jours à Davos auprès de son cousin Joachim, en traitement dans un sanatorium. Envoûté par l’esprit du lieu, le personnage central de «La montagne magique» de Thomas Mann restera sept ans dans la station grisonne.

A la fin du siècle, en 1998, Lewis Lapham, un journaliste américain, débarque à Davos pour participer à un symposium sur «la bonne santé du libéralisme». La magie n’opère plus. Comment pourrait-il en être autrement dans un camp retranché? La station grisonne inspire à cet hôte médusé «La montagne des vanités», un reportage ironique et corrosif qui nous fait pénétrer dans les coulisses du World Economic Forum.

La découverte de «cialis shipped from us», cette œuvre de quelque 800 pages commencée en 1912 et publiée en 1924, je la dois à la remarque vexatoire d’un de mes profs d’allemand. S’adressant à notre classe, il aimait assener: «Si vous aviez un autre niveau, je vous aurais fait lire le chef d’œuvre de Thomas Mann, mais là…». Il n’en fallait pas davantage pour m’inciter à acquérir au plus vite sa traduction française.

Dès les premières pages, la magie est au rendez-vous. Avec une extrême liberté d’esprit, Mann ausculte, depuis les hauteurs de Davos, le monde et ses problèmes. C’est un témoignage à la fois symbolique et réaliste qui passe en revue tous les aspects de notre civilisation: politiques, économiques, sociaux, philosophiques, religieux, esthétiques.

A l’époque, Davos hébergeait des malades venus du monde entier et représentait une sorte de communauté internationale vivant en vase clos. Dès son arrivée, le jeune Hans Castorp délaissera la vie superficielle et fébrile qui avait été la sienne jusqu’alors pour se préoccuper de sa culture et de sa formation. Disposant de loisirs illimités, il va lire, observer, méditer, se livrer à de longues promenades silencieuses dans la neige. Au cœur de ses investigations figure «l’être humain».

A l’image de l’Allemagne de Weimar déchirée par les idéologies, Mann a pris soin de placer aux côtés de son anti-héros deux intellectuels en perpétuel conflit: Settembrini et Naphta. Le premier apparaît humaniste, défenseur du progrès par la raison alors que le second est présenté comme un apologue de l’irrationnel. En dialecticien, Castorp s’emploiera à faire la synthèse de leurs points de vue contradictoires.

Et puis, pour agrémenter le tout et tenir le lecteur en haleine, il y a la délicieuse Madame Chauchat, pensionnaire mariée à un Russe, dont Castorp tombe amoureux dès la première rencontre. Tout ce petit monde, confronté à l’omniprésence de la mort, déconnecté de «la vie normale», se nourrit de spéculation. La déclaration de guerre de 1914 viendra arracher Castorp à cet envoûtement de la montagne magique pour le conduire sur les champs de bataille.

En 1981, Hans W. Geissendörfer a porté à l’écran «Der Zauberberg» avec Christoph Eichhorn dans le rôle de Castorp et Marie-France Pisier dans celui de Madame Chauchat (le cinéma de Davos projette ce film assez régulièrement). Le voir, c’est regretter que Visconti, après «Mort à Venise», une autre œuvre maîtresse de Mann, n’ait pas réalisé son projet d’adapter «La montagne magique». Sans être médiocre, le film allemand évoque un peu une publicité glacée pour le splendide Hôtel Schatzalp où il y été tourné. Alors que Mann et Visconti savaient si bien témoigner de la lente dégradation des valeurs bourgeoises.

Après le Davos de Thomas Mann, passons à celui de Lewis Lapham. Le journaliste américain, se déplaçant en train de Zürich à Davos pour participer au Forum, se remémore le célèbre roman de Mann. Il se rappelle les personnages qui arrivaient là-haut porteurs des divers types de sagesse conventionnelle, à la mode dans l’Europe de cette période, et avec l’espoir de se guérir non seulement de leur altération physique mais aussi de leur dégradation spirituelle. «Je descendis à Davos-Platz, une station après celle où était descendu Castorp un jour de l’été 1907 et, bien qu’aucun cousin tuberculeux ne m’attendît avec un cabriolet de couleur jaune tiré par deux chevaux, il ne me fallut pas longtemps pour apprendre qu’on m’avait attribué une chambre au Schazalp, un ancien sanatorium, celui-là même où Mann avait installé ses phtisiques…»

De lieu béni de la réflexion pour le prix Nobel de littérature, Davos est devenu, à lire le rédacteur en chef de Harper’s Magazine, «le haut lieu de 70% de la production mondiale d’autosatisfaction», un carnaval immoral où «tous savaient bien que la libre entreprise était un autre nom de Dieu». Dans son opuscule jaune, «La montagne des vanités» (paru aux éditions Maisonneuve & Larose), il décrit un club d’apôtres impuissants à juguler les méfaits de leur créature, obnubilés par le tout-marché. «Ils ne veulent pas se voir tels qu’ils sont, de simples factotums qui entretiennent la chauffe d’une fournaise aveugle et impitoyable.»

Informations et anecdotes s’entrelacent. Au vitriol, il dénonce un monde où la privatisation des gains va de pair avec la nationalisation des pertes. Voici une peinture politiquement très incorrecte des «grands» qui nous gouvernent et qui en savent, à l’en croire, aussi peu sur les sautes d’humeur de l’économie mondiale que le barman du Schatzalp qui leur propose un alcool de prune ou une fondue savoyarde…