KAPITAL

Le grand malaise de Sainte-Croix

Les coups durs s’enchaînent dans le village vaudois: 70 emplois locaux ont été délocalisés en 2015. La faute au franc fort, mais pas seulement. Reportage dans cette commune de 5000 habitants qui symbolise à la fois les difficultés et la résistance du tissu industriel romand.

Sainte-Croix, un nom associé à la manufacture de boîtes à musique Reuge, à l’horlogerie ou à la micromécanique. Un nom associé aussi à une succession de coups durs. Comme celui que subit encore ce village du Jura vaudois. A deux pas de la gare, dans ce grand bâtiment industriel rouge et blanc, les lumières qui brillent donnent l’impression d’une intense activité en ce matin de février. A l’intérieur, pourtant, l’horloger Carl F. Bucherer, qui s’est installé récemment dans ces locaux, plie bagage. Il emmène une vingtaine de postes. «On a pris un coup sur la tête, résume Jean-Claude Piguet, directeur du Journal de Sainte-Croix. Et quatre autres entreprises — Bacab, Redel, De Bethune ainsi que Janvier — ont également supprimé des places de travail. En tout, plus de 70 personnes ont perdu leur emploi dans notre commune en 2015.» Si l’on ramène ce chiffre au nombre d’habitants, environ 5000, la saignée est dramatique.

Ancrées dans la région, les petites mains sont peu nombreuses à suivre leur entreprise lors d’une délocalisation. Ce scénario, le syndicaliste Yves Defferrard, responsable du secteur industrie d’Unia Vaud, a pu l’observer chez Bacab en avril 2014. Les 40 employés de l’entreprise productrice de câbles chauffants, aujourd’hui fermée, avaient entamé une grève pour obtenir un meilleur plan social. «J’ai revu ces salariés il y a peu de temps. Ils ne sont que deux à avoir rejoint l’Allemagne, où la production a été délocalisée.»

«On ne veut pas devenir une cité-dortoir»

Le directeur de l’Association pour le développement du Nord Vaudois (ADNV), Jean-Marc Buchillier, rapproche le cas de Bacab de celui de Bucherer. «Ces situations sont le résultat de choix financiers faits dans des centres de décision éloignés.» Ces groupes — l’un allemand, l’autre lucernois — entendent, dans un contexte de concurrence accrue, gagner en efficacité en rapprochant les ateliers de leur maison mère. Et Sainte-Croix en fait les frais. Le vice-président exécutif marketing de Bucherer, Roland Ott, justifie ainsi l’abandon de sa production sainte-crix: «Nous avons racheté tout un bâtiment à Langnau, dans le canton de Berne, pour y créer un centre de compétences. En réunissant au même endroit toute la chaîne de production de nos montres nous serons beaucoup plus efficients. Nous n’avons rien contre Sainte-Croix.»

Quant aux sociétés qui entendent rester dans le village, certaines n’ont d’autre choix que de supprimer des postes «momentanément», espèrent-elles. Située à L’Auberson, un hameau limitrophe, la fabrique horlogère De Bethune se trouve dans cette situation. Neuf licenciements ont été annoncés en novembre et neuf autres en décembre 2015. La société souffre surtout d’une baisse de la demande pour ses montres hauts de gamme vendues en Russie, en Chine et dans les Emirats. Un recul qui s’explique davantage par le contexte politique international que par la force du franc.

Un des ouvriers licenciés chez De Bethune, qui préfère rester anonyme, se dit écœuré: «Même si les temps sont durs dans l’horlogerie, on balance les gens trop facilement. C’est un savoir-faire et le dynamisme de la commune qui sont sacrifiés. On ne veut pas devenir une cité-dortoir.»

«Le problème n’est pas régional, il est suisse»

Au café comme au Conseil communal, la suppression de dix postes chez Redel alimente les discussions. Installé au cœur du village, le fabricant de connecteurs utilisés principalement dans le domaine médical est, avec 125 salariés, le plus grand employeur privé de la commune. Le directeur du site, Abraham Ratano, se veut néanmoins rassurant. «Nous allons certes déplacer l’atelier de montage final, qui occupe des employés peu qualifiés, vers notre usine en Hongrie, mais nous entendons réengager l’équivalent en personnel très qualifié d’ici mi-2017.» L’entreprise investira 7 millions de francs en 2016 pour aménager l’atelier désormais vide et y placer de nouvelles technologies de pointe.

Pour le directeur de Redel, le cas de Sainte-Croix n’est pas unique: «Le problème n’est pas régional, il est suisse. Les entreprises du pays qui exportent massivement sont condamnées à travailler dans des domaines de niche. Nous devons produire du high-tech et laisser les grands volumes de technologie simple aux pays émergents.» Rester à la page requiert, pour une société romande moyenne, un travail d’adaptation des savoir-faire et des investissements importants. «On nous demande de produire de la très haute qualité, de le faire dans des délais qui sont passés de 3 mois à 10 jours et de le faire en livrant du sur-mesure.»

L’industrie suisse en général traverse une période de turbulences du fait du franc fort, confirme Thomas Rühl, Head Regional Research chez Credit Suisse. «Les entreprises industrielles exportatrices et, en particulier, le secteur des machines, des métaux et de l’électronique, sont très affectés. La région Sainte-Croix-Yverdon n’est pas épargnée car elle comprend de nombreuses entreprises industrielles situées dans des branches où la concurrence est intense.»

Une baisse de la conjoncture est plus dure à absorber pour les régions de Suisse qui, comme le Nord-vaudois, ne sont pas les plus fortes structurellement. «Si l’on regarde les indicateurs concernant l’attractivité de la localisation pour les entreprises, la région Yverdon-Sainte-Croix est classée 79e sur les 110 régions de Suisse que compte notre étude».

Incroyable résilience

Du côté des habitants, on veut croire que rien n’est perdu pour Sainte-Croix, qui a fait ses preuves dans l’art de la résistance industrielle. Personne ne donnait cher de sa peau il y a trente ans, au moment de la débâcle de Paillard-Hermès-Precisa (HPI), à qui l’on doit notamment les machines à écrire Hermès et les caméras Bolex. Après cette période faste — «on construisait des gramophones à Sainte-Croix alors qu’on vendait encore des vaches sur la Place de la Palud à Lausanne», sourit Jean-Marc Buchillier de l’ADNV — , on pensait que la commune allait gentiment se vider de ses habitants pour devenir un petit village rural. Or d’un point de vue démographique, la commune s’est redressée. Après être descendue à son plus bas niveau en 2001 avec 4104 habitants, elle repassera prochainement la barre des 5000 habitants.

En outre, l’économie locale est plus équilibrée à l’heure actuelle, selon Jean-Claude Piguet, directeur du Journal de Sainte-Croix: «D’une mono-industrie avec HPI, nous sommes passés à des domaines d’activités plus diversifiés: engins de mesure sismique, corps de chauffe, instruments de soudure. Il y a aujourd’hui un réseau de créateurs d’art mécanique et d’horlogers exceptionnel pour la taille de la commune.»

Comme un fait exprès, la commune a choisi de jouer son avenir au bout de la Rue du Progrès, face aux crêtes du Jura, là où le vent est le plus tempétueux. C’est le lieu sélectionné par Sainte-Croix pour son Technôpole. Le nouveau bâtiment du fabricant de boîtes à musique Reuge y est déjà installé, et l’arrivée de deux autres entreprises est programmée. Le site compte encore un quatrième emplacement accueillant un édifice public. «Nous aimons rappeler qu’il s’agit du plus haut incubateur de Suisse, détaille Jean-Marc Buchillier. Il implique, outre la Haute école d’ingénierie d’Yverdon, la formation professionnelle, un phénomène rare en Suisse romande.»

Outre l’innovation et le soutien aux entreprises existantes, la commune entend aussi développer l’offre touristique pour diversifier encore son économie. «L’objectif est d’attirer une clientèle familiale romande, qui souhaite accéder à des activités durant les quatre saisons à un coût raisonnable», ambitionne le syndic, Franklin Thévenaz. Ce dernier ne se laisse pas abattre. «Cela n’a rien à voir avec le blues que nous avons connu dans les années 1980. Nous savons faire preuve de résilience. Il y a un microclimat ici qui nous force à nous réinventer.»
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INTERVIEW

«Le déclin de la petite mécanique a touché toute la Suisse romande»

Les nouvelles fermetures annoncées à Sainte-Croix ne sont pas une surprise, estime Laurent Tissot, professeur d’histoire économique à l’Université de Neuchâtel. La localité continue de subir les soubresauts du passé.

Sainte-Croix n’en est pas à son premier coup dur. Comment l’industrie locale a-t-elle évolué ces dernières décennies?

Sainte-Croix a connu un âge d’or des années 1940 à 1960. Ses difficultés ont commencé dans les années 1970. La région s’est alors retrouvée confrontée à deux défis: les avancées technologiques, qui ont rendu un certain nombre d’entreprises obsolètes, et la globalisation. Cette crise a provoqué le déclin du fleuron local Paillard. Le fabricant des machines à écrire Hermès et des caméras Bolex a fini par fermer ses portes en 1989, après une longue agonie. La mort de Paillard, qui a coûté de nombreux emplois, a été vécue comme un véritable traumatisme. La localité a perdu près de la moitié de sa population dans les années 1990. Depuis, elle a repris quelques couleurs grâce au tourisme et à des entreprises spécialisées qui ont su résister, comme la manufacture de boîtes à musique Reuge.

Sainte-Croix ne s’est donc jamais remise de la crise des années 1970?

Non. Dans ce contexte, les nouvelles fermetures d’ateliers ne constituent pas une surprise. Sainte-Croix est restée positionnée dans la branche la plus affectée ces dernières décennies: la petite mécanique. Les métiers peu qualifiés de ce secteur sont les plus exposés. Chaque fois que la conjoncture se durcit, des entreprises vont chercher à l’étranger de la main-d’œuvre meilleure marché. Le fait que la localité soit excentrée, loin des principaux axes commerciaux, joue également un rôle. De plus, contrairement à d’autres régions comme la Vallée de Joux, Sainte-Croix n’a pas pris le virage de l’horlogerie alors que plusieurs comptoirs s’y étaient installés au XIXe siècle.

Le cas de Sainte-Croix est-il emblématique d’une tendance plus large?

Certainement. Le déclin de la petite mécanique a touché toute la Suisse romande. Des entreprises qui faisaient la fierté de la région et ont fini par baisser les bras face à la concurrence mondiale. C’est le cas du fabricant de machines à tricoter Dubied, à Couvet, dans le canton de Neuchâtel, des Ateliers de construction mécanique de Vevey ou encore des Ateliers de Sécheron à Genève, pour ne citer que quelques exemples. Il faut ajouter que le mouvement de désindustrialisation n’a pas concerné que la Suisse, mais tous les pays d’Europe occidentale. La sidérurgie en France ou l’industrie du charbon au Royaume-Uni ont également connu des évolutions dramatiques.

La Suisse s’est-elle vraiment désindustrialisée?

Non, le secteur secondaire a conservé toute son importance. Plus que de désindustrialisation, il faudrait parler d’une certaine forme de configuration industrielle qui a chuté au profit d’une autre. La petite mécanique a été remplacée par l’électronique et la microtechnique. Mais ce processus de substitution s’est révélé douloureux. Dans les années 1970, la Suisse n’a pas su analyser sa situation de manière lucide. Il régnait alors une certaine autosatisfaction, l’idée que cela ne pouvait pas nous arriver. L’économie suisse a mis du temps à réaliser que le savoir-faire constituait le pivot de l’avenir industriel et technologique du pays. Elle a fini par miser avec succès sur les emplois qualifiés, la formation et la recherche et le développement. Cependant, il a fallu attendre 20 ans et l’essor important des années 2000 pour reconstruire les emplois disparu. Au passage, une génération entière de mécaniciens et d’ouvriers a été sacrifiée.

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CHIFFRES

-9,4%
Recul du nombre d’emplois industriels dans le canton de Vaud entre 1985 et 2013, selon un rapport publié début février par l’Observatoire BCV de l’économie vaudoise. Le total des équivalents plein temps est passé de 75’200 à 68’200. Au cours de la même période, 105’000 emplois ont été créés dans le canton, portés par la croissance du secteur tertiaire. Le poids de l’industrie dans le total des emplois a ainsi reculé de 31,6% à 20,8%.

10’000
Nombre d’emplois perdus en Suisse dans l’industrie des machines en 2015, selon la faîtière Swissmem. Le secteur pèse 9% du PIB suisse et fait vivre 325’000 salariés.

4388
Nombre de faillites en Suisse en 2015, en hausse de 7% par rapport à 2014. Cette progression s’explique notamment par l’impact du franc fort sur l’économie, détaille la société de recouvrement et de renseignements économiques Bisnode, à l’origine de la statistique.
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Collaboration: Sophie Gaitzsch

Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.