Nous en produisons tous. Ils retiennent parfois l’attention de nos interlocuteurs et nous mettent mal à l’aise. Les politiciens les craignent. Comment comprendre les lapsus, ces faux pas du langage? Tentative d’analyse.
«Je te présente mon mari». Sylvie, confuse, s’empresse de corriger aussitôt: «mon ami». La langue de cette jeune femme qui cohabite depuis huit ans avec Christian vient de fourcher. Comme celle de Marc: «Ne m’attendez pas, je vais prendre le fiduciaire», dit-il, après nous avoir fait part de sa difficulté à remplir sa déclaration d’impôts.
Depuis quelques jours, je tente de détecter les lapsus qui tombent dans mes oreilles et ceux que je produis. Un exercice déconcertant. D’ailleurs, que vais-je faire de la longue liste déjà récoltée?
La soumettre à des linguistes serait, à coup sûr, m’entendre dire que mari et ami possèdent trois lettres communes, que fiduciaire et funiculaire ont des sonorités très proches et qu’il n’est donc pas surprenant que surviennent de tels accidents langagiers. Les linguistes considèrent les lapsus comme des contaminations d’un mot par un autre.
J’obtiendrais un autre son de cloche en me tournant du côté des psychanalystes ou des cognitivistes. Ils y verraient autant d’actes manqués ou de fenêtres sur les mécanismes cérébraux: Sylvie ne rêve-t-elle pas d’épouser son ami? Marc devra vraisemblablement se résoudre à faire appel à une fiduciaire…
Jusqu’ici, l’analyse des faux pas du langage débouchait sur ces deux postures quelque peu caricaturées. La première et plus ancienne relève d’une vision interne à la langue alors que la seconde procède d’une vision externe.
L’étude de ces mots qui sortent à la place d’autres ne remonte qu’à la fin du XIXe siècle. En 1895, les deux Allemands Rudolf Meringer et Karl Mayer recensent dans un ouvrage portant sur les erreurs de langage 4400 lapsus linguae. En 1923, Freud critique ce texte en disant qu’il voit presque toujours dans les lapsus une action perturbatrice ayant sa source en dehors du discours, que ce qu’exprime le lapsus est ce que l’on veut refouler. Il élargit son approche aux problèmes de l’inconscient et du refoulement.
Il fallut attendre 1973 pour voir «Slip of the tongue: windows to the mind», le premier livre consacré uniquement à ce sujet peu exploré mais présent dans toutes les cultures. L’Américaine Victoria Fromkin en est l’auteur et a publié de nombreux travaux sur le sujet.
Avec «Le jeu du signe» de Louis-Jean Calvet, qui vient de paraître en mars, nous assistons à une réconciliation entre deux approches divergentes. Dans un chapitre intitulé «Embrayages et ambiguillages: les lapsus», le professeur de linguistique français écrit: «Analyse interne ou analyse externe: nous avons donc là deux postures opposées, mais le lapsus, du moins vais-je tenter de le montrer, est en fait à la croisée de ces deux visions.»
C’est dans la vie politique française que Calvet va puiser des exemples convaincants. Dégustons! En 2007, Bernard Tapie, ex-ministre d’un gouvernement de gauche vient d’apporter son soutien au candidat de droite et déclare: «Si je soutiens Ségolène Royal … euh … si je soutiens Nicolas Sarkozy…» Le lapsus n’est pas produit ici par une attraction formelle, mais par l’inconscient du transfuge.
Que penser de Lionel Jospin qui, peu de temps après avoir déclaré que Chirac était vieux, usé, présente ses «meilleurs vieux»? Ou de Chirac, qui en pleine affaire Mery (qui, sur cassette enregistrée, l’accuse) parle des cassettes au lieu de casquettes? Et la déclaration de Dominique Voynet: «Plus que jamais, il faut que les femmes se serrent les couilles…Pardon, les coudes!» Plus stupéfiant encore, le député Robert-André Vivien lors d’un débat à l’Assemblée nationale sur le classement des films X: «Monsieur le Ministre, vous devez durcir votre sexe…euh, votre texte.»
Si certaines similarités phonétiques peuvent faire penser à une contamination, à un entraînement mécanique, elles ne peuvent suffire à expliquer ces lapsus. «L’explication étant toujours du côté de l’inconscient, du refoulé, en dehors du discours, donc, mais ne pouvant se manifester sans lui», constate Calvet.
L’actualité ne cesse de produire des petits bijoux qui donnent raison à cette thèse. Ainsi les lapsus de Bernard Kouchner et de Jacques Toubon: bourreau pour bureau, défiance pour défense.
Le lapsus nous parle bel et bien de son émetteur, il est la manifestation de l’inconscient au travers du signe, il témoigne du fait que l’on peut être pris à son insu dans un processus de communication. «Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons.»