LATITUDES

L’indésirable cygne noir, depuis le lac de Thoune jusqu’à la Société Générale

Au sens propre et au figuré, le même oiseau agite les esprits bernois et l’actualité financière internationale. Présentation du «black swan».

Depuis une quinzaine d’années, les promeneurs pouvaient observer plusieurs cygnes noirs sur le lac de Thoune. Or les jours de ces oiseaux aquatiques sont comptés. Issus d’un élevage privé, ils séjournent là illégalement et devront être expulsés.

C’est ce qu’ont conclu des représentants de la Confédération, du canton de Berne et de diverses organisations de protection de l’environnement à l’issue d’une table ronde tenue la semaine dernière.

Autre raison invoquée: les oiseaux de cette espèce exotique originaire d’Australie menaceraient dangereusement les espèces locales. Difficile de ne pas penser aux moutons noirs…

Les «Amis des cygnes noirs» sont en colère, eux qui venaient de réunir 6’000 signatures avec une pétition sous forme de déclaration de sympathie pour ces oiseaux rares chez nous. Ils qualifient de «Nullösung», la décision des autorités (Der Bund, 20.02.2008). La presse suisse alémanique se fait l’écho de ce feuilleton loin d’être terminé.

Nombreux sont les Suisses à avoir appris l’existence de cygnes noirs par le biais de cette histoire. Rien d’étonnant à cela. Avant la découverte du continent australien, les Européens étaient convaincus que tous les cygnes étaient blancs. La présence de cygnes noirs en Australie a fortement ébranlé les esprits à l’époque.

«En aucun cas, la multiplication de l’observation de cygnes blancs ne peut nous permettre de conclure que tous les cygnes sont blancs, mais il suffit d’observer un seul cygne noir pour réfuter cette conclusion», affirmait David Hume au XVIIIe siècle. Le problème du cygne noir débarquait alors dans le calcul des probabilités et interpellait le raisonnement par induction.

Depuis, le «cygne noir» désigne ce qui défie l’entendement, ce qui est hautement improbable. Le coup du trader de la Société Générale, par exemple.

La direction de la SG avait pourtant été avertie de la survenue possible d’un «cygne noir», le 4 décembre dernier très exactement. Ce jour-là, le comité exécutif de la banque avait invité Nassim Taleb à présenter «The Black Swan. The impact of the highly improbable», son dernier ouvrage.

L’imprévisible, l’inattendu, l’inexplicable dictent nos vies, explique l’auteur, ex-trader devenu consultant vedette. La métaphore du «cygne noir» permet de définir ces événements rares par: leur rareté, leur fort impact et leur prédictibilité postérieure. Et de citer les exemples de la montée au pouvoir d’Hitler, du krach boursier de 1987 ou du 11 septembre 2001. Tous étaient inattendus, tous ont néanmoins été expliqués avec brio après leur occurrence…

On peut y ajouter le «cygne noir» de la SG. En janvier, elle devait évaluer sa «Value At Risk» (VAR), soit sa valeur sous risque. Basée sur une courbe de Gauss (distribution moyenne), la VAR ne prend pas en compte un «black swan», en l’occurrence, un trader fraudeur incarné par Jérôme Kerviel. Cela ne faisait pas partie des hypothèses plausibles.

«Cette affaire de trader incontrôlable ne m’étonne aucunement. La Société Générale s’est retrouvée dans la situation du pilote d’avion tellement absorbé par ses instruments de bord qu’il ne sait plus tourner la tête vers le hublot pour voir que son moteur est en flammes», commente Nassim Taleb

S’ils avaient écouté attentivement
Nassim Taleb, les membres du conseil exécutif de la SG auraient peut-être évité le trou financier que l’on sait. Qualifié de «penseur de l’incertitude», ce mathématicien qui enseigne à l’Université du Massachusetts qualifie de «cygne noir» «tout ce qui nous paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée».

Dans son ouvrage, il tente de convaincre ses lecteurs que l’on ne peut pas toujours prévoir l’imprévisible, qu’il y a des événements dont il faut admettre qu’ils échappent à notre entendement. L’occurrence des tremblements de terre, de tsunamis ou de crises financières échappe à la courbe de Gauss et nécessitent l’élaboration d’une pensée probabiliste complexe.

La lecture de cet ouvrage jette une grande dose de scepticisme face aux prédictions en tout genre. D’ailleurs, Taleb lui-même n’avait vraisemblablement pas prévu le succès qu’allait rencontrer «The Black Swan» qui, devant les célèbres ouvrages d’Alan Greespan et d’Al Gore, a pris la tête des ventes d’essais en 2007 aux Etats-Unis.

Il a déjà été traduit en 20 langues et le sera en français dès ce printemps. Quant à la notion de «black swan», elle était, paraît-il, dans toutes les bouches au dernier WEF.

Un livre sur le calcul des probabilités qui se transforme en best-seller. Un bel exemple de «cygne noir».