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33. Où le commandant Moritz se ridiculise

Trente-troisième épisode de notre feuilleton de politique-fiction. Ce récit présente le scénario-catastrophe que le Forum de Davos a évité de justesse en délocalisant sa prochaine édition à New York.

Pendant la nuit qui précède le Forum de Davos, chacun se prépare. D’un côté, le jeune Japonais Tsutsui mime exactement les gestes d’un terroriste qui ferait sauter un relais de téléphonie mobile. De l’autre, Max, un invité au Forum, découvre qu’il est le père de Tsutsui et renonce à prononcer sa conférence.

Et finalement, le commandant Moritz, chargé de la sécurité du Forum, croit bien faire en déclenchant une avalanche. Lire ici le début du récit.

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Chapitre 33.

Les journalistes massés sur la place de la gare de Davos tendent leurs micros, dirigent les caméras sur les célébrités qui abandonnent le périmètre sécurisé. Tous à pied. Le flux des fugitifs traverse la ligne de démarcation de l’intérieur vers l’extérieur.

Installé avec ses jumelles dans la salle de contrôle, le commandant Moritz observe la scène d’un sourire narquois. Tout s’est passé comme il fallait. L’avalanche a emporté le relais. Et aussi celui qui allait le faire sauter. Elle n’a pas réussi à descendre jusqu’au village.

Son effet secondaire n’est pas terminé. Messieurs les hommes d’affaires, hommes politiques, aspirants aux divers pouvoirs en sont quitte pour la peur et le silence téléphonique. Les manifestants aussi, n’étant pas très courageux, sont restés en plaine. Les flux sont sous contrôle.

La conférence de presse aura lieu à onze heures, la séance de préparation à dix. Mais l’agitation a commencé dès le point du jour. Les rares manifestants ont débarqué du train avec un calicot déjà déployé dénonçant les maîtres du monde et leur police.

En attendant du renfort pour tenter de franchir le barrage, ils se sont mis à construire des bonhommes de neige.

Ruth non plus n’a pas dormi de la nuit. Mais elle a pu s’arranger avec le maquillage. Le commandant Moritz s’est rasé, douché, espère pouvoir tenir la journée entière. De toute façon il n’a pas le choix.

L’un des bonhommes de neige a même été décoré d’une casquette à trois épais galons. Quelqu’un a imité la casquette du commandant Moritz. Mais pas seulement ça. Avec les jumelles, le commandant Moritz découvre un visage à ce bonhomme. Il ressemble beaucoup à celui qu’il a trouvé tout à l’heure dans le miroir, tandis qu’il rasait la barbe de sa nuit.

Les journalistes prennent des photos du double en neige du commandant Moritz. A coté de la statue pose le sculpteur virtuose. En ajustant les jumelles, on peut voir qu’il s’agit d’un Asiatique.

Le sculpteur prend du recul, très théâtral pour les médias. Le commandant Moritz n’est pas certain d’avoir bien vu, passe les jumelles à Ruth pour qu’elle confirme son soupçon. C’est elle qui ose dire:

– Chef, mais chef, ce type-là, c’est notre Tsutsui.

Les journalistes n’en doutent pas. Ils l’ont reconnu comme étant celui qui, hier au soir, injuriait les participants par leur nom.

– Chef, il s’en est tiré, c’est impossible.

Voici donc le leader informel qui prend son élan et tel un combattant de là-bas, du revers de la main, bras tendu et d’un coup sec, fait sauter la tête du bonhomme de neige. Mirafiori Tsutsui se paie littéralement la tête du commandant Moritz.

Les manifestants l’applaudissent, le commandant Moritz voit leurs mains qui battent et leurs sourires mauvais. Il repose les jumelles. Ruth à ses côtés:

– Chef, tu as vu, ce qu’il font. C’est du théâtre de rue. Prends pas ça au sérieux. Tu as compris ce qui s’est passé?

Bien sûr qu’il a compris. Il a pourchassé toute la nuit, derrière les écrans un type qui se moquait de lui. Il croyait l’avoir étouffé sous une avalanche. Terroriste à ses heures, amuseur public à d’autres.

Chez ces gens-là, le symbolique est roi, ça plaît au public. Ridiculiser l’image du pouvoir. Le commandant Moritz est payé pour prêter sa tête à ces jeux-là.

A l’intention de Ruth il avance une hypothèse. Est-elle bien certaine que la silhouette qui dévalait la pente cette nuit, souple et agile comme un kangourou, était celle de Mirafiori Tsutsui?

– Comment ça, chef, tu veux dire qu’il aurait un double?

Non. Pas un double, mais il aurait pu berner les caméras en construisant un bonhomme de neige très ressemblant. Par exemple un bonhomme avec cette allure souple et agile comme un kangourou.

– Chef, tu crois qu’il se serait moqué de nous?

Oui et pas seulement une fois. Ce type n’a pas fait sauter le relais. Il a calculé les réactions à un danger qui finalement n’existait pas. Il a mimé le terroriste.

Le commandant Moritz semble payé pour sombrer dans le ridicule. Car ce qu’il voit maintenant dépasse vraiment les bornes. Max vom Pokk, le type à qui le commandant Moritz a téléphoné cette nuit, lui aussi entre en scène.

Le voilà qui, ayant traversé la ligne de démarcation s’approche du Japonais, lui parle. L’autre s’incline de tout le torse, à la japonaise et Max lui tend la main. Les journalistes s’occupent à médiatiser l’événement.

– Chef, vous avez vu, ils ont l’air de se connaître.

Non il ont l’air plutôt de s’être réconciliés. C’était comment le thème de l’exposé de Max vom Pokk?

– Chef, c’était: De Mai 1968 à Septembre 2001.

Oui, c’est bien ça que pense le commandant Moritz. De Mai 68 à notre Septembre, il n’y a qu’un pas. Et ces deux là l’ont franchi.

(A suivre)

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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» sont publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le trentième-quatrième et dernier épisode.

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A la même cadence, «Davos Terminus» est publié en traduction anglaise par nos confrères new-yorkais d’Autonomedia.org et en allemand sur le site zurichois Paranoiacity.ch.