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Izzat Ghazzawi et la culture du désespoir

«Nous perdons le contact avec nous-mêmes», dit l’écrivain palestinien, rencontré il y a quelques jours à l’Université de Birzeit. Il parle de son rôle d’intellectuel en terre occupée.

«Alors, comment avez-vous trouvé la route pour venir jusqu’ici?» Le ton ironique avec lequel il pose la question est teinté d’une légère agressivité.

Je me trouve face à Izzat Ghazzawi, professeur de littérature à l’Université de Birzeit et président l’association des écrivains palestiniens. Pacifiste et modéré, Ghazzawi est aujourd’hui un intellectuel déchiré. Entre colère et raison.

Il a voulu que notre rencontre ait lieu dans son bureau à l’Université. Même si cela aurait été plus simple de se retrouver à Ramallah. Il tenait à ce que je me rende compte de ce que représente le trajet que doivent entreprendre les étudiants les plus chanceux. C’est-à-dire ceux qui vivent à Ramallah ou Jérusalem. Car il y a longtemps que ceux de Gaza ou de Tulkarem n’arrivent plus à se rendre à l’Université. J’ai vu. Les taxis à prendre et à payer entre chaque check point israélien. Les embouteillages provoqués, l’arrogance des soldats, le stress, la confusion et le bruit.

Un jour «normal» de ce mois de janvier, soit dimanche dernier. Jérusalem-Birzeit, une heure et demi de trajet et trois barrages pour un parcours de 20 kilomètres. J’avais pris de la marge, je suis arrivée à l’heure. Mais la femme sur le point d’accoucher d’un prématuré n’en a pas, elle, de la marge.

«Une culture du désespoir est en train de se créer. Les gens sont épuisés», explique Ghazzaoui. «Vous savez, c’est difficile de continuer à réfléchir quand chaque jour une nouvelle vexation, si ce n’est pas une nouvelle agression, vous est infligée. Il n’y a pas que les victimes directes de l’armée, il y a ceux dont les maisons ont été détruites, ceux qui ne peuvent plus aller travailler, ne peuvent plus recevoir leur traitement médical parce qu’il est devenu impossible de se déplacer. Les gens n’en peuvent plus d’avoir de la patience.»

A première vue, Birzeit est un campus comme un autre. Les étudiants sont jeunes, les filles jolies, parfois voilées, parfois pas du tout. L’ambiance est chaleureuse, détendue. Et le paysage somptueux. Située au sommet d’une colline, l’Université surplombe un pays doucement ondulé, caillouteux avec quelques plantations d’oliviers éparpillées. Le silence y est saisissant. Surtout après le capharnaüm des check points. Mais il faut lire les quelques graffitis: «Education oui, occupation non», «Israël apartheid» «Palestine libre». Et voir la petite colonie juive à toits rouges qui vient trouer le paysage.

Bien sûr, Birzeit n’est pas un campus comme un autre. En vingt-cinq ans, l’Université à été fermée quinze fois par les autorités militaires israéliennes. Depuis septembre 2000, des barrages de l’armée empêchent fréquemment l’accès aux cours. Des bulldozers sont même venus creuser des tranchées dans le bitume de la route qui mène au campus. Des lignes de téléphones ont été coupées, ainsi que des conduites d’eau.

Pourtant, affirme Ghazzaoui, un intellectuel se doit de garder de l’espoir, envers et contre tout: «Nous devons à tout prix insuffler aux Palestiniens de la croyance, les attacher au mythe: celui de la coexistence et de la tolérance. C’est notre rôle d’intellectuels.» Il explique que l’être humain est attiré par la revanche, que c’est un besoin humain. «C’est pour cela que les Palestiniens ont plus besoin que jamais de politiciens brillants, d’intellectuels forts.» Après un silence, voûté, il lâche d’une voix basse: «Mais je ne sais pas comment cela va finir. Je ne suis pas sûr que ça puisse durer encore longtemps. Perdre toute forme d’espoir serait toutefois pour moi une énorme défaite.»

L’intellectuel palestinien Edward Saïd dit de l’Université de Birzeit qu’elle est «le seul endroit du monde arabe où un libre échange d’idées existe». Je demande à mon interlocuteur qui tire sur sa quatrième cigarette si cet échange continue, et en particulier avec les intellectuels israéliens. Réponse sans appel: «Vous voulez que je vous dise la vérité? Nous perdons le contact avec nous-mêmes. Je n’ai pas vu ma mère depuis un an et demi. Elle croit que je suis mort. Quand mon frère lui explique pourquoi je ne viens pas la voir, elle répond: «S’il était en vie, rien sur terre ne pourrait l’empêcher de venir me voir.» Si, les Israéliens!» Les yeux de Ghazzawi s’embuent.

Le seul sourire du président des écrivains palestiniens sera pour la fin, quand nous abordons son travail d’écriture. Il assume être «plutôt stimulé par la situation». Puis nuance: «C’est davantage mon étonnement qui est comme dopé.» En ce moment, il travaille à un roman historique basé sur la vie d’un philosophe arabe musulman du XVIe siècle: «Cet homme disait qu’une véritable quête spirituelle ne lie pas à une quelconque religion, ni juive, ni musulmane, ni chrétienne.» L’homme a été condamné à mort.