Notre feuilleton de politique-fiction approche de son dénouement. Il présente le scénario catastrophe auquel le Forum de Davos a échappé de justesse en délocalisant sa prochaine édition à New York.
Pendant la nuit qui précède le Forum de Davos chacun se prépare. D’un côté, un invité au Forum, Max, découvre qu’il n’est pas vraiment amoureux de la directrice de l’hôtel et qu’il a un fils dont il ne savait rien. De l’autre côté, le commandant Moritz croit pouvoir sauver à tout prix l’honneur perdu de Davos. Et finalement, le jeune Japonais Tsutsui mime exactement les gestes d’un terroriste qui ferait sauter un relais de téléphonie mobile.
Une vue de la scène est accessible ici.
Lire ici le début du récit.
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Chapitre 29.
Tsutsui leur doit depuis longtemps la monnaie de leur pièce. Huit ans de pénitencier pour légitime défense, c’est toute sa jeunesse qu’ils lui ont volée.
Lorsque l’enquête du Sénat américain a prouvé que l’Ordre des Prétendants était une dangereuse organisation mafieuse, ils auraient pu le remercier, le faire sortir de prison. Mais non, il ne lui ont accordé que deux ans de rabais pour bonne conduite.
Il n’a pas complètement perdu ses huit ans. Il a appris à se défendre, il a connu l’envers du monde, celui où chaque matin il faut présenter son anus aux matons qui disent «toussez» pour vérifier qu’on n’a rien caché. Toussez. L’autre côté du miracle japonais, le sadisme des vaincus, les suicides au petit matin, la dictature des yakusa enfermés, les fous qui étalent leurs excréments sur les murs.
Dans la pureté de la neige, le calme de la nuit étoilée, ça devient difficile à imaginer. On dirait un cauchemar et non pas l’autre partie du monde. Un soir que Tsutsui n’en pouvait plus, ils l’ont jeté tout nu dans la neige de la cour jusqu’au matin. Toute la nuit pour ne pas crever, il a construit des bonshommes de neige. Il savait que les matons bien au chaud le regardaient faire depuis leur poste de garde, derrière leur écrans.
Avec l’infrarouge, ils pouvaient voir chacun de ses gestes. Il a refait de mémoire la statue du gardien chef, la statue du chef de bloc, la statue du directeur et la statue du procureur. Et à huit heures, quand les autres détenus s’attendaient à le trouver mort de froid dans la cour, il a procédé à l’exécution des quatre marionnettes grandeur nature. Et à chaque fois que, d’un coup sec de son bras tendu, il faisait sauter l’une des têtes, tous les détenus hurlaient leur rage avec lui. Les matons, ce jour-là ont dû se faire tout petits.
Vu d’ici, au-dessus de Davos avec cette neige à l’infini, ça paraît un autre monde. Juste la trace de Tsutsui qui zigzague pour arriver à trois cents mètres sous le relais. L’immensité des constellations et quelques pylônes du téléski où d’innombrables caméras surveillent le déraillement du câble. Il a même repéré à côté de la caméra le projecteur pour les soirs de printemps où les pistes éclairées optimisent le rendement.
Resterait à utiliser la télécommande. Pour se protéger de toute fausse manoeuvre, il aurait gardé les piles au chaud dans sa poche. Il préparerait chaque geste pour mettre la chance de son côté. Il faudrait mettre les piles et garder verticale l’antenne de la télécommande.
Puis un coup de pouce devrait faire s’éclairer un court instant une diode rouge. Cela signifierait que le code d’ouverture du relais a été envoyé à la minuterie enterrée. Alors, comme Blanche Neige attendant le baiser du Prince Charmant, la minuterie s’éveillerait à la vie pour un court signal de réponse. Celui-ci allumerait une diode verte sur la télécommande de Tsutsui. Alors il enverrait par un deuxième coup de pouce un nouveau message à la belle endormie.
Il signifierait simplement: puisque tu es réveillée, attends encore trente minutes, le temps que Tsutsui s’éloigne, puis tu mettras le feu aux poudres. Je me réjouis, Blanche Neige, que tu sortes du tombeau pour rétablir enfin la justice sur Terre. Avant de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, il faut faire taire le babillage de ceux qui se croient les maîtres du monde.
Trente minutes, ce serait juste assez pour rejoindre à grandes enjambées la lisière de la forêt. Un scénario comme il en tissait des milliers quand il était encore en prison avec le vieil anarchiste de Narita.
Tsutsui connaît bien la parano sécuritaire de ces messieurs. Il n’a pas emporté de télécommande. Il n’a pas implanté de détonateur, pas enterré de charge. Il a simplement imaginé ce qu’imagineraient les gardiens de l’ordre quand ils l’apercevraient seul dans la neige au-dessus de Davos.
Ils imagineront leur heure arrivée. Ils la déclencheront eux-mêmes.
(A suivre)
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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» sont publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le trentième épisode.
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A la même cadence, «Davos Terminus» est publié en traduction anglaise par nos confrères new-yorkais d’Autonomedia.org et en allemand sur le site zurichois Paranoiacity.ch.