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Quand rien ne va plus avec sa hiérarchie

Des cadres supérieurs sont régulièrement pris en étau entre la loyauté envers leur employeur et de profondes divergences morales. Des situations difficiles sur le plan psychologique, dont les conséquences en matière de carrière peuvent être dramatiques.

Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans PME Magazine.

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L’été dernier, Pierre Ruetschi, alors rédacteur en chef de la Tribune de Genève, se voit contraint de quitter son poste, après avoir refusé de livrer la liste des grévistes qui protestaient contre la fermeture du quotidien Le Matin. Avant cela, il avait également exprimé son désaccord vis-à-vis de la centralisation des activités romandes du groupe Tamedia à Lausanne.

Un cas symptomatique pour Steeves Emmenegger, spécialiste en recrutement de cadres dirigeants et en ressources humaines. «Des conflits d’ordre éthique apparaissent souvent dans des sociétés de grande taille avec un siège relativement éloigné, à Paris ou Zurich par exemple. L’opposition naît du décalage entre ce que les dirigeants locaux estiment devoir faire et ce que la direction demande.»

Plus une entreprise est stratifiée, plus les risques de conflits sont grands, relève également Grégoire Bollmann, chercheur en psychologie sociale et économique à l’Université de Zurich. «L’organisation est comme une matriochka, cette série de poupées russes s’imbriquant les unes aux autres. Chacune de ses unités peut développer ses propres valeurs et pratiques qui s’opposent parfois à celles du centre. A l’inverse, dans une petite entreprise, le risque de décalage entre les valeurs de la direction et celles pratiquées par les départements est souvent moindre.»

Loyauté et attachement

L’image de soldat fidèle du cadre intermédiaire semble révolue dans les grandes sociétés helvétiques. «Auparavant, un dirigeant passait pour un général donnant des ordres et s’attendait à ce que le reste de la hiérarchie les applique, se souvient Steeves Emmenegger. D’ailleurs, la plupart des postes de direction des grandes entreprises et banques étaient occupés par des officiers de l’armée suisse. Désormais, on demande aux cadres de se questionner davantage et de savoir remettre en cause les décisions.» Dans ce contexte, il apparait d’autant plus difficile de se conformer à une consigne jugée injuste ou immorale. En encadré, Georges Martin explique ainsi l’importance pour un cadre supérieur de l’administration de garder son esprit critique et de demeurer loyal envers ses valeurs.

En psychologie, le concept d’attachement a supplanté celui de loyauté, selon Grégoire Bollmann. Cette notion distingue les collaborateurs attachés à leur organisation de manière continuelle, normative ou affective. Dans le premier cas, l’employé demeure dans l’entreprise pour des raisons rationnelles, sur la base d’un calcul coûts-bénéfices. Avec la seconde forme d’attachement, il se sent contraint de rester en raison d’une obligation morale vis-à-vis de son entreprise. Dans la troisième situation, il s’identifie à la société et désire être toujours membre de cette organisation. «C’est dans ce dernier cas d’attachement affectif qu’un cadre aura tendance à exprimer son désaccord en cas de tension morale. Dans le cadre d’un attachement normatif, il serait au contraire plus enclin à taire ses conflits éthiques.» Ces tensions refoulées ou non exprimées peuvent engendrer une souffrance. «Il y a l’idée d’être rongé de l’intérieur. Une récente étude allemande semble démontrer que passer des tensions morales sous silence augmenteraient la prévalence de burn-out.»

Si les cas d’opposition, comme ceux présentés en encadré, existent bel et bien dans les organisations en Suisse, la majorité des collaborateurs peuvent être en proie au désengagement moral. «Les individus n’ont souvent pas conscience d’être face à un problème éthique quand ils en rencontrent un et n’ont pas de sentiment de culpabilité, rappelle Grégoire Bollmann. Dans mon travail de recherche, nous essayons d’ailleurs d’identifier les mécanismes et les causes de ce désengagement moral, qui peuvent être par exemple la rationalisation des tâches, la dilution des responsabilités ou encore la comparaison avec d’autres.»

Parades des organisations

Les réactions des directions en cas de conflits s’avèrent variables. Sur le plan légal, elles ont différentes possibilités pour exiger d’un cadre supérieur qu’il se conforme aux consignes. D’après Marianne Favre Moreillon, directrice du cabinet juridique DroitActif à Lausanne, le travailleur est tenu par plusieurs obligations, notamment les devoirs de fidélité, de confidentialité et de diligence. Ce dernier, présent à l’article 321a du Code des obligations (CO), demande en particulier au collaborateur d’exercer son activité au plus près des intérêts de son employeur. L’employé doit exécuter sa prestation avec soin, dans le respect constant des directives et des instructions reçues. Le degré de la sanction dépend ensuite de la gravité de la violation. Un ou plusieurs avertissements, voire un licenciement ordinaire, pourront être justifiés.

Pour prévenir les divergences, plusieurs grandes entreprises lancent des campagnes de communication internes ou externes qui mettent une série de valeurs en exergue. «Un géant de l’ameublement a par exemple mis sur pied des tests de valeurs avec dix questions pratiques, cite Grégoire Bollmann. Si la personne qui le passe obtient un score élevé, elle est encouragée à postuler.» Les organisations misent aussi parfois sur un leader charismatique dont la vision très forte sera diffusée à tous les échelons par un effet de cascade. «C’est le cas de L’Oréal où plusieurs dirigeants et le groupe dans son ensemble ont été distingués à plusieurs reprises.»

Voies de recours pour les collaborateurs

Du point de vue des collaborateurs, comment trouver une porte de sortie? A l’interne, il convient d’épuiser les moyens de recours existants, conseille Grégoire Bollmann. «Les ressources humaines sont censées pouvoir assister un cadre se trouvant face à des dilemmes éthiques. Dans le domaine financier, il est recommandé de se tourner vers le service de juridique ou de compliance. Certaines entreprises ont également créé des postes de Chief Ethics Officer.»

A l’extérieur, il est important de disposer d’un solide réseau «pour partager ses réflexions et se tenir au courant des alternatives de carrière possibles», conseille Jean-Luc Favre. Cet ancien cadre supérieur d’un groupe industriel avait lui-même pris ses dispositions avant de démissionner: «j’avais intégré plusieurs conseils d’administration et imaginé la création d’une raison individuelle. Il a toujours été important pour moi d’assurer ma liberté d’action si la situation le nécessitait.» Désormais, l’homme de 56 ans est président de l’Union des associations patronales genevoises, conseiller et administrateur engagé.

Une fois les possibilités de médiation épuisées, une poignée de cadres en situation de conflit moral choisissent la voie légale et se battent au tribunal, à l’image de Yasmine Motarjemi (lire encadré). Même si un projet est actuellement débattu au Parlement, il n’existe pas encore en Suisse de législation fédérale protégeant les lanceurs d’alertes qui souhaitent dénoncer des irrégularités.

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«C’était mon devoir de dire ce qui n’allait pas»

Ancienne responsable de la sécurité alimentaire chez Nestlé, Yasmine Motarjemi revient sur ce qui l’a poussée à s’opposer à ses supérieurs à partir de 2008.

Après une brillante carrière à l’OMS, Yasmine Motarjemi est engagée par Nestlé en 2000 comme cheffe de la sécurité sanitaire des aliments. «On m’a dit que l’on m’avait recrutée pour mon courage, explique la Nyonnaise. Je devais formuler les directives du groupe en matière de sécurité alimentaire, tout en identifiant les lacunes. C’était mon devoir de dire ce qui n’allait pas.» Elle concevait son rôle comme celui d’une cadre modèle, devant montrer l’exemple au réseau de conseillers régionaux en sécurité alimentaire. Pendant ses cinq premières années au sein de la multinationale, tout se passe bien pour la Suissesse d’origine iranienne. «Je relayais, entre autres, les découvertes de produits non sûrs dans les aliments ou les pratiques non conformes.» Elle reçoit d’excellentes évaluations indiquant «des performances au-delà des attentes» et des lettres de compliments durant cette période.

La situation bascule en 2006. «Mon supérieur direct a changé. J’ai commencé à subir du harcèlement, au travers par exemple d’agissements et évaluations humiliants. On m’empêchait de faire mon travail correctement. Par ailleurs, l’équipe d’experts en sécurité alimentaire a été progressivement démantelée. Preuve de ce chaos, pendant plusieurs années, le département n’a pas eu d’organigramme.»

Yasmine Motarjemi se demande alors si elle doit partir ou rester et se battre. «J’ai décidé de rester, car les problèmes à résoudre se trouvaient sous mes yeux et je croyais en l’engagement de la direction. En tant que responsable de la sécurité des aliments, cela faisait partie de ma responsabilité. En outre, faire son travail d’une façon éthique et ne pas échouer sont des valeurs très importantes dans la culture iranienne et dans ma famille.» Elle mène ensuite pendant quatre ans un combat à l’interne pour faire reconnaître les dysfonctionnements de son service et le harcèlement. «J’ai rencontré les ressources humaines et écrit aux membres de la direction – du directeur des opérations à celui de la Corporate Governance – pour demander une enquête indépendante.»

La responsable finit par être licenciée en 2010 et décide de porter plainte auprès de la Cour de justice de Lausanne en mars 2011 pour harcèlement. «J’ai intenté cette action en justice car je souhaitais, d’une part, que l’atteinte à ma personnalité soit reconnue et, d’autre part, pour mettre en lumière les leçons à tirer de cette histoire pour le bien public», explique celle qui se présente aujourd’hui comme une défenseuse de la santé publique.

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«J’étais loyal envers la Suisse»

Pour Georges Martin, un diplomate doit faire preuve d’esprit critique. L’ambassadeur à la retraite raconte les dilemmes éthiques de sa carrière.

«J’ai toujours été un peu rebelle, mais j’ai réussi à ne jamais me faire virer», s’amuse l’ancien diplomate Georges Martin. S’il reconnait s’être parfois arrangé avec les instructions de ses supérieurs, il déclare avoir toujours été loyal envers la Suisse et ses valeurs, plutôt qu’envers les soubresauts de l’actualité.

Dès le début de sa carrière, dans les années 1980, il doit faire face à un dilemme éthique. «Mon premier poste fut en Afrique du Sud. J’avais honte de la politique bancaire de la Suisse dans le pays de l’apartheid, mais je me raccrochais aux valeurs suisses éternelles, d’humanité et de paix. Je n’allais au ministère des affaires étrangères sud-africain que pour m’opposer à l’exécution de prisonniers politiques. En pleine guerre froide, je suis aussi parvenu à obtenir du secrétaire d’Etat de l’époque, Edouard Brunner, l’envoi en prison d’un télégramme officiel au ‘marxiste’ Nelson Mandela, pour ses 70 ans.»

Autre cas compliqué, la votation sur les minarets. «J’étais ambassadeur à Nairobi au moment du vote. J’ai ouvertement déclaré que j’étais contre le résultat concernant cet objet. J’estimais qu’il n’aurait jamais dû être soumis au peuple sans mentionner aussi les clochers et toute autre protubérance sur des bâtiments de culte.»

Pour l’ex-secrétaire d’Etat adjoint du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), une certaine liberté de parole a longtemps prévalu dans son institution. «Nous pouvions dialoguer et apporter des opinions divergentes à l’interne, et même publier des essais d’ordre politique en précisant qu’il s’agissait de notre propre opinion. D’autres Etats étaient beaucoup plus strictes sur la discipline de langage de leurs corps diplomatique comme l’Allemagne ou les Etats-Unis.»

Même s’il a quitté le DFAE en 2017, Georges Martin continue de suivre la politique étrangère de la Suisse et rédige des billets d’humeur sur son blog. «Je me sens redevable vis-à-vis de mes anciens collègues qui n’ont plus la même liberté de ton qu’auparavant et je me dois de parler pour eux. La stratégie du nouveau conseiller fédéral à la tête du DFAE me gêne. Il place la défense des intérêts économiques au-dessus de tout et déclare que la Genève internationale et le multilatéralisme ne sont plus au centre de notre politique étrangère. On ne peut pas ainsi renier l’héritage de la Suisse.» Des réflexions critiques qu’il consigne aussi dans un livre à paraitre prochainement.