CULTURE

Un interrupteur gagne le prestigieux Turner Prize

Scandale à Londres, où le jeune Martin Creed a reçu dimanche le plus célèbre des prix britanniques. Pour son oeuvre montrant une lampe qui s’allume et s’éteint. Et comme si cela ne suffisait pas, Madonna a dit: «Continuez, motherfuckers!»

C’est une salle de musée comme les autres, avec quatre murs blancs et une lampe au plafond. Sauf que la lampe s’allume et s’éteint toutes les cinq secondes. Plus lente qu’un clignotement. Plus énervante aussi.

A la sortie de la salle, une étiquette explique que cette installation, baptisée très justement «The Light Going On and Off », a été réalisée par un artiste issu d’une des écoles d’art les plus réputées de Londres et qui concourt pour le fameux prix Turner d’art contemporain britannique.

Clic, c’est allumé, clac c’est éteint. Et paf, ça a marché: dimanche soir à la Tate Britain de Londres, Madonna a remis un chèque de 20’000 livres (environ 50 000 francs suisses) à l’allumeur de réverbère, du nom de Martin Creed, un jeune Anglais élevé en Ecosse dans une famille de Quakers.

«Je soutiens tous les artistes qui ont quelque chose à dire et qui ont les couilles pour le dire. Continuez, motherfuckers!», a envoyé la chanteuse pour saluer l’événement. Le juron, craché en live à la télévision avant 21h, a fait scandale.

Le lauréat, lui, rend perplexe. Martin Creed est donc le nouveau gagnant du prix Turner. Ce trophée a récompensé depuis près de vingt ans d’autres débutants qui ont ensuite fait leur preuve, comme Gilbert et George en 1986 ou Richard Long en 1989. Cette année, le jury, composé notamment du directeur de la Tate et d’un conservateur du MoMA à New York, a délibéré pendant cinq heures. Pour tomber unanimement d’accord: le court-circuit de Martin Creed est une œuvre «audacieuse, ambitieuse et rafraîchissante».

Sans rire, ils admirent «sa force, sa rigueur, son esprit et son adéquation au site». Et tant pis pour les candidats qui s’étaient donné plus de peine, comme le vidéaste Isaac Julien, dont le court métrage en compétition est déjà considéré comme un manifeste du cinéma gay. Ou le photographe Richard Billingham, auteur d’un travail de longue haleine sur le quotidien des gens de banlieue.

Habituellement, c’est le discours qui sauve ce type de démarche minimaliste. Mais Martin Creed n’en a pas. Dimanche soir, quand Madonna a appelé le gagnant sur scène, le public a hurlé: «Eteins la lumière! » Et l’autre a juste répondu: «Merci».

Quand on lui a demandé d’expliquer son œuvre, il a dit que c’était exactement ce qu’on voyait: une lampe qui s’allume et qui s’éteint. Pendant ce temps, derrière les portes de la Tate Britain, un groupe de peintres protestaient en faisant clignoter des torches. Le lendemain matin, BBC Radio 4 informait que «c’est une lampe qui s’allume et qui s’éteint qui a gagné le Turner Prize» et que «son auteur ne pouvait pas expliquer son œuvre». Et maintenant, passons à l’Afghanistan.

Un interrupteur comme meilleure œuvre d’art de l’année? Artistiquement, Martin Creed n’est qu’un adepte de plus de l’art minimal. Cela fait un bon siècle, depuis Marcel Duchamp, que les créateurs cherchent à réduire la forme visible de l’œuvre à sa plus simple expression pour faire triompher «l’idée».

Près d’un demi-siècle avant lui, Yves Klein avait déjà vidé une galerie parisienne pour la peindre en blanc et en faire une apologie du vide. Trois mille personnes avaient accouru, dont Albert Camus qui avait laissé un petit mot sur le livre d’or: «Avec le vide, les pleins pouvoirs».

A ce moment-là, la démarche avait du sens: elle s’inscrivait dans les tentatives de déconstruction de l’art. Non seulement Creed arrive trop tard, n’invente rien, joue à l’idiot, mais en plus, comme le relève le Guardian, seul quotidien anglais un peu critique face à la remise du prix, le gagnant s’est contenté de reprendre une idée qu’il avait déjà eue six ans auparavant dans une galerie londonienne. «Pourquoi ne donne-t-on pas le Prix Turner à la roulotte du gars qui vend des glaces devant le musée?», se demande le quotidien de centre gauche.

Le Times et l’Observer, eux, défendent le gagnant avec l’éloquence pédante qui manque justement au lauréat: «L’expérience visuelle à laquelle nous confronte l’oeuvre de Creed symbolise toutes sortes d’instants intimes, comme le moment entre le silence et le bruit, le calme et le choc, le demi-sommeil et le réveil. Je voterais pour lui», écrit la critique d’art de l’Observer.

«Il est possible que cette installation dise tout et rien, mais elle sera toujours plus intéressante que des films sans scénario et des planches en bois», renchérit le Times. «C’est amusant, c’est optimiste, cela montre que tout le monde peut faire de l’art chez lui!», pérorait une commentatrice de la BBC juste après la remise du prix.

En récompensant la vacuité, le jury répercute une action récente, lancée par des étudiants en art fascinés par l’idée du néant, en faveur d’œuvres simples et directes. Mais renouer avec l’art minimal, même de façon anachronique, c’est aussi une manière pour le directeur de la Tate, président du jury, de faire un pied de nez à son rival du moment, le collectionneur et publicitaire Charles Saatchi.

Saatchi est le parrain d’une tendance bien différente de l’art britannique, celle de Damien Hirst ou Tracey Emin, qui ont besoin de la matière pour transmettre un message souvent choquant (le requin nageant dans du formol pour Hirst, le lit souillé et des petites culottes sales pour Tracey Emin).

Depuis peu, le collectionneur envisage de construire un musée d’art contemporain à quelques centaines de mètres seulement de la Tate Modern. Vu l’ampleur de la collection Saatchi, la Tate tremble, d’autant qu’elle n’éblouit pas au rayon des jeunes artistes britanniques.

Récompenser la vacuité, c’est peut-être une manière pour la Tate de justifier son propre manque de contenu. Avec le vide, les pleins pouvoirs.

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Les œuvres des finalistes pour le Prix Turner sont exposées à la Tate Britain de Londres jusqu’au 20 janvier 2002.