Quand Pnina et son mari sont entrés dans cette salle un peu froide, une douzaine de personnes s’y trouvaient déjà. Une rencontre israélo-palestinienne pas vraiment comme les autres.
L’autre jour, ma copine Pnina s’est rendue à une rencontre inhabituelle. Son mari est membre depuis des années de plusieurs groupes de discussion entre Arabes et Israéliens, entre religieux et laïques, bref entre gens qui ont tendance à ne pas beaucoup s’aimer. Il a milité pour Peace Now, Tolerance et d’autres de ces associations de gauche dont on entend bien peu parler depuis le début de l’Intifada Al Aqsa.
Pnina, elle, a toujours suivi cela de loin. Elle dit que ça l’énerve, ces gens sans arrêt en train de sourire, gentils, souvent mielleux. Elle se moque volontiers de son mari quand il prêche la bonne parole et devient franchement agressive quand elle parle des juifs religieux. Surtout ceux du Shas, ce parti religieux de plus en plus puissant.
Elle travaille comme dessinatrice au Musée d’Israël, étudie le latin et les manuscrits du Moyen-Age à l’Université, s’occupe de sa fille, lit des romans et prépare des repas délicieux. Ces histoires de paix, de tolérance et de connaissance de l’autre, elle trouve ça très bien, mais ça ne l’intéresse pas, parce qu’au fond, elle n’y croit pas.
Donc, mercredi dernier, après quatorze mois d’interruption, le petit groupe de discussion palestino-israélien s’est retrouvé dans un endroit le plus neutre possible. Sur la route de Hébron, entre Gilo et Bethléem, une sorte d’institut chrétien, un peu hôtel, un peu restaurant, un peu salle de réunions.
Pnina et son mari sont arrivés les derniers. Une douzaine de personnes se trouvaient déjà dans la pièce un peu froide. Du côté palestinien, il y avait Saida, une musulmane d’une cinquantaine d’années au visage recouvert d’un foulard, expression dure, robe palestinienne à broderies, ainsi que son mari, un autre couple moins religieux et trois jeunes gens; et du côté juif, un couple d’orthodoxes tendance dure, un autre plus soft (madame porte des pantalons mais monsieur arbore la kippa) et donc Pnina avec son mari, elle athée, lui laïque.
D’entrée, mon amie s’est crispée en apercevant la juive orthodoxe. «Je ne supporte pas ces femmes, je l’ai rejetée d’emblée», raconte-t-elle. Du coup, Pnina s’est mise un peu à l’écart.
Saida, la femme palestinienne, est alors venue vers elle et lui a dit quelque chose en arabe. Pnina n’a rien compris. L’autre a recommencé, «probablement la même phrase, un peu plus fort», mais en vain. Son mari est venu traduire: elle l’invitait à se joindre à elles, les femmes arabes, puisque visiblement elle ne s’asseyait pas avec les juives. Pnina a rougi jusqu’aux oreilles et a suivi la femme.
Un cercle se forme et chacun doit prendre la parole à tour de rôle. Pnina s’ennuie, c’est toujours la même rengaine: et qu’on espère qu’on trouvera une solution, et qu’il faut être tolérants les uns avec les autres, et que c’est difficile mais il faut y croire… Bref, rien de nouveau, beaucoup de généralités et peut être un peu d’hypocrisie. Ce sont en tout cas les commentaires de Pnina.
Par gêne ou timidité, les femmes palestiniennes passent leur tour. Arrive celui de Pnina, qui opte pour le ton personnel. Primo: «J’ai été invitée à manger dans la partie arabe de Jérusalem dix jours avant le début de l’Intifada. Je vous en remercie. Sans cela, je ne serais jamais allée à Jérusalem-est. J’aimerais maintenant que Saida vienne à son tour chez moi. Je lui ouvre ma porte.» Silence de mort dans l’assemblée.
Elle enchaîne: «Quand je prends le bus, j’ai peur. Quand j’entends parler arabe aussi. Je rentre ma tête dans les épaules et je me dis que si je dois mourir d’une bombe, eh bien c’est peut être maintenant.» Re-silence.
Et puis, Saida, le visage impassible, prend fermement la parole. Elle explique qu’elle vit à trois cent mètres de chez ses parents dans un village de Jérusalem-est. Mais que leurs maisons sont séparées par une zone militaire israélienne. Elle n’a pas de carte d’identité israélienne et ne peut traverser cette bande. Donc elle ne peut pas voir ses parents.
Elle parle aussi de ses deux frères qui croupissent dans des prisons israéliennes. A leur tour, les deux jeunes femmes palestiniennes racontent à quel point elles ont peur d’aller dans la partie juive de la ville, combien elles se cachent quand elles doivent y parler arabe dans leur téléphone portable, comment elles ont honte quand leurs amis se font brutalement fouiller par de très jeunes soldats israéliens armés jusqu’aux dents. Tout le monde les écoute.
Chacun prend la parole. Les choses sont dites avec passion, mais sans haine, ni volonté de culpabiliser, comme une mise à plat. Au moment de se quitter, pourtant, aucun rendez-vous n’est pris. Comme pour confirmer qu’ici, il n’est plus possible de prévoir.
Le lendemain de cette rencontre, cinq enfants palestiniens sont tués à Gaza par un engin piégé «abandonné» par Tsahal. Le surlendemain, un «assassinat ciblé» exécute Mahmoud Abou Hanoud, leader militaire du Hamas, responsable de plusieurs des attentats les plus meurtriers en Israël.
Et la région est à nouveau à feu et à sang.
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Caroline Coutau vit et travaille au centre de Jérusalem, à deux pas de la Vieille ville. Elle achète ses oranges dans les centres commerciaux israéliens et son houmous au marché arabe.