GLOCAL

Pour Washington et Téhéran, il y a un coup à jouer

Les attentats de mardi ont redistribué les cartes géopolitiques. Et les pires ennemis d’hier sont devenus des alliés naturels.

Retranché pour le week-end dans sa résidence de Camp David, le président américain tient conseil de guerre. Il est question de «riposte» et de «vengeance» au moyen de missiles, de frappes aériennes, voire d’engagement terrestre.

Mais ces bruits de bottes manquent singulièrement de logique. Car autant il est facile de punir un ennemi comme l’Irak en bombardant des routes, des bâtiments et en instaurant un embargo, autant il semble impossible de supprimer par la force le nouvel ennemi invisible, presque immatériel, que les Américains se sont découvert: la nébuleuse de mouvements fondamentalistes islamiques.

Ne serait-ce que d’un point de vue pratique. Comment localiser un homme barbu et couvert d’un turban dans les montagnes afghanes? Et même si le principal suspect, le milliardaire Oussama Ben Laden, pouvait être repéré, comment l’arrestation, voire la mort du cerveau présumé des attentats vengerait-elle les milliers de cadavres américains et l’humiliation subie?

Du coup, les conséquences les plus importantes des attentats du 11 septembre seront géopolitiques. Le drame va obliger l’Amérique à reconsidérer ses alliances dans la région allant du Golfe persique aux frontières de la Chine, des alliances qui remontent à l’époque de la guerre froide.

Premier visé: le Pakistan. C’est sur ce pays aujourd’hui doté de l’arme atomique que les Etats-Unis ont misé lorsque l’Union Soviétique a envahi l’Afghanistan en 1979. Il s’agissait alors d’empêcher une poussée de l’URSS vers l’Océan Indien. Par le Pakistan, les Américains ont acheminé aux résistants afghans, les héroïques moudjahidine, des armes et des hommes. Parmi ceux-là, un certain Oussama Ben Laden, proche collaborateur alors de la CIA.

Avec les années, le Pakistan a donné naissance à un second mouvement, les Taliban. Armés indirectement par les Etats-Unis, ces étudiants en religion et en guérilla ont fait en 1994 une entrée massive en Afghanistan, balayant les seigneurs de guerre qui avaient mis le pays en coupe réglée après avoir réussi à repousser les Soviétiques. Le mystérieux chef des Taliban, Mollah Omar, offre alors sa protection à Oussama Ben Laden, obligé de fuir le Soudan. Malgré une série d’attentats imputés à ce Saoudien déchu de sa nationalité, dont la tête a été mise à prix pour 5 millions de dollars, les Etats-Unis n’ont pas jugé nécessaire de rompre l’axe Washington-Islamabad-Kandahar (capitale des Taliban). C’est cela qui va changer.

Pour le Pakistan, aujourd’hui en proie à la désintégration politique et à la violence religieuse, la rupture de cette ligne d’alliances sera extrêmement douloureuse. Car les Taliban ne sont pas seulement un groupe de guerriers opérant à l’extérieur et bénéficiant du soutien d’Islamabad. C’est une mouvance qui a envahi les coulisses du pouvoir pakistanais au prétexte de la «guerre sainte» livrée au Cachemire contre l’Inde. L’ascendance des islamistes sur le régime est si fort que l’on parle aujourd’hui du Pakistan comme d’un pays en voie de «talibanisation».

Second bouleversement attendu: les relations entre les Etats-Unis et l’Iran. Au ban des nations depuis la révolution islamique de 1979, l’Iran a fait de la lutte contre «l’entité sioniste» (Israël) et le «grand Satan» (les Etats-Unis) la pierre angulaire de sa politique étrangère. Or vendredi 14 septembre, pour la première fois depuis la chute du régime du Shah, une prière du vendredi à Téhéran s’est terminée sans que la foule crie «Mort à l’Amérique». La veille, deux cent jeunes ont manifesté, bougie en main, leur solidarité avec les victimes américaines des attentats devant un escadron de policiers également attristés.

Le premier à réagir, au soir du drame, fut le président réformateur Mohammad Khatami. Il a témoigné sa «profonde sympathie» au peuple américain tout en souhaitant que le monde s’unisse pour lutter contre le terrorisme. Le sentiment qui domine donc chez les analystes est qu’il y a là, à la fois pour les Iraniens et les Américains, un coup à jouer.

Car au delà des querelles ayant suivi la prise d’otage de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979 et la rupture des relations diplomatiques, les deux pays ont dans la région un certain nombre d’ennemis communs qui en font des «alliés naturels». Il y a l’Irak, qui a livré entre 1980 et 1988 une guerre dévastatrice contre l’Iran avant de récidiver en envahissant le Koweït en 1990. Et il y a surtout ces Taliban, extrémistes sunnites et à ce titre ennemis jurés de l’Iran chiite, lequel soutient militairement les forces de feu le commandant Massoud.

Du côté américain, l’intérêt semble évident. Confronté à un «bloc hostile» de Gaza à Kaboul et vu la dangereuse ambiguïté pakistanaise, Washington a besoin d’un nouvel allié pour garder pied dans la région. La dernière année de son mandat, Bill Clinton s’était d’ailleurs employé à séduire Téhéran, accumulant pêle-mêle lettre personnelle et secrète au président Khatami, excuses historiques d’avoir interféré dans la politique iranienne avec le coup d’Etat de 1953 et mesures d’allègement de l’embargo économique.

Ces efforts étaient restés vains, sans doute en raison de l’incapacité iranienne à y répondre. Comme un rapprochement avec les Etats-Unis garantirait une immense et durable popularité, les deux factions iraniennes qui se disputent le pouvoir s’empêchent mutuellement de faire un pas dans cette direction.

L’enquête sur les attentats de mardi à New York et Washington pourrait ainsi fournir un prétexte spectaculaire à un éventuel rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis. Sur l’Afghanistan voisin, Téhéran dispose d’un réseau exceptionnel d’informations. D’innombrables seigneurs de guerre afghans, les fameux moudjahidine que soutenait Washington lorsqu’ils luttaient contre les Soviétiques, se trouvent désormais en Iran. Et parmi les dizaines de milliers de réfugiés afghans qui passent chaque année la frontière iranienne (ils sont au total près de deux millions en Iran), il en est beaucoup qui ont des témoignages de première main à offrir sur le régime Taliban.

Du côté iranien, l’intérêt d’un rapprochement avec les Etats-Unis est tout aussi évident. Le pays, paradoxalement le plus américanisé de la région, souffre de son isolement malgré un discours officiel toujours très sûr de lui. Il y a l’économie, léthargique, qui a cruellement besoin des investisseurs que retiennent les mauvaises relations entre Téhéran et Washington. Parmi eux, ce million de prospères exilés iraniens en Californie, qui attendent un rétablissement des relations avant de ramener le premier dollar dans leur pays d’origine.

Mais il y a aussi les dossiers régionaux. L’Iran se retrouve bien seul au moment par exemple de partager avec les autres riverains le pétrole de la Caspienne.

Reste la question d’Israël. Au fond, le nouvel ennemi des Etats-Unis n’est pas un pays, ni même un groupe, voire un individu. C’est la haine qu’ils suscitent. Pour désamorcer cette haine, et pour trouver de nouveaux alliés au sein du monde musulman, Washington doit changer quelque chose à sa politique vis-à-vis du problème palestinien.