LATITUDES

«Une femme maquillée est perçue comme plus compétente»

Nathalie Rapoport-Hubschman s’intéresse aux obstacles qui limitent l’ascension des femmes dans leur carrière professionnelle. La psychothérapeute française  détaille les raisons qui expliquent leur plus large désertion des professions médicales.

Le corps médical ne cesse de se féminiser depuis les années 1960. Les femmes représentent ainsi 42% des quelque 37’000 médecins en Suisse, selon les chiffres d’une étude de la Fédération des médecins suisses (FMH) publiée en 2017. Leur proportion s’élève même à près de 47% en milieu hospitalier, où elles sont majoritaires parmi la classe d’âge 25-39 ans. Moins encourageant, elles sont aussi plus nombreuses à cesser prématurément leur activité auprès des patients. Selon les sondages de la FMH, elles seraient jusqu’à 1,6 sur 10 à se réorienter, contre seulement 1 homme médecin sur 10. Une défaite pour l’égalité, mais aussi un gâchis en termes d’investissements dans la formation.

Dans «Les barrières invisibles dans la vie d’une femme», Nathalie Rapoport-Hubschman décortique sept dimensions qui marquent profondément l’existence des femmes. à travers l’exploration de la beauté, des émotions, des relations aux autres, de la sexualité, des enfants, du travail et du bonheur, elle met en lumière les obstacles qui limitent leur épanouissement. Elle indique ici comment ces paramètres se combinent avec les structures spécifiques des institutions de santé, dont l’encadrement supérieur reste encore largement masculin.

Pourquoi les femmes désertent-elles la médecine plus tôt que les hommes?

Un ensemble de facteurs, personnels et sociétaux, explique ce phénomène. Trop fréquemment, elles se désengagent de leur trajectoire et de leurs objectifs pour s’occuper des autres ou les préserver, même après avoir mené de longues études. Encore aujourd’hui, les responsabilités liées à la gestion domestique reposent très souvent sur leurs épaules. Même si les hommes prennent une part croissante à la maison, celle-ci reste minime. La hiérarchie des priorités des femmes et des hommes est diverse. Ceux-ci mettent davantage la réussite et le pouvoir au premier plan. Les femmes sont moins compétitives. Peut-être le sont-elles un peu moins au départ, mais cette différence est socialement amplifiée avec le temps.

Vous remarquez qu’elles tendent même à se mettre en retrait pour ne pas froisser l’ego masculin.

Alors que la grande majorité des hommes affirment ne pas être gênés par la réussite de leur compagne, un test de mesure implicite de l’estime de soi démontre le contraire. Souvent, les femmes perçoivent la blessure narcissique que peut ressentir, sans se l’avouer, leur partenaire, lorsqu’elles se mettent en avant. Elles en tirent les conclusions et se retirent. Pourtant, la société a tout à gagner à avoir plus de femmes médecins et cadres dans le monde médical. Elles ont des compétences et des valeurs extrêmement importantes.

Les femmes pratiquent-elles différemment la médecine que les hommes?

Lorsqu’ils perçoivent la détresse de l’autre, les deux sexes éprouvent de l’empathie, mais celle des hommes aura tendance à être moins inconditionnelle que celle des femmes. Pour les hommes, la difficulté est de percevoir la détresse d’autrui. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la tendance des femmes à être tournées vers les autres s’accentue en situation de stress. Il semblerait que celui-ci ne les pousse pas à la fuite ou au combat (selon la fameuse théorie fight or flight), mais qu’il les amène plutôt à augmenter leur comportement prosocial et leur réceptivité aux autres. Il s’agit là d’une force. Les différences dans la façon de percevoir les émotions entre les femmes et les hommes sont liées, comme cause ou conséquence, au rôle central que les femmes ont joué pendant des millénaires. Qu’elles soient innées ou acquises, biologiques ou sociales, reconnaître et accepter ces différences est crucial pour faire bouger les lignes.

Pourquoi les femmes ne progressent-elles pas au même rythme que les hommes dans les organisations?

Pour avancer dans un monde d’hommes, il est plus facile d’être un homme. Le monde médical demeure fortement marqué par une culture masculine, rétrograde. Cela peut créer des frustrations qui rejaillissent sur des décisions. On sait notamment qu’à la naissance d’un premier enfant, les femmes perdent en moyenne 20% de leur rémunération, alors que les pères ne subissent aucune perte. Par ailleurs, si elles n’obtiennent pas une promotion ou un poste à responsabilités auxquels elles estiment avoir droit, certaines femmes décideront d’abandonner leur carrière pour s’investir davantage dans leur famille. Plusieurs études montrent qu’en termes de progression de carrière, lorsque les candidatures à des postes à responsabilités sont anonymes, le biais de sélection en faveur des hommes est rectifié. Le processus d’asexuation est très important.

Les stéréotypes nous dictent qui est un bon médecin?

De nombreuses expériences montrent que nous jugeons et évaluons les personnes moins selon leurs compétences qu’en fonction de caractéristiques auxquelles nous croyons être insensibles, comme le sexe, la couleur de la peau ou l’apparence. Par exemple, des études montrent qu’une femme maquillée est perçue comme plus «compétente». En médecine, les dossiers des candidates sont sous-évalués, pas seulement par les hommes, par les femmes aussi. Nous avons tous pris l’habitude de systématiquement dévaloriser les personnes de sexe féminin, et ce, dès un jeune âge. Un exemple éloquent est celui des filles à qui l’on rappelle leur identité de fille avant un examen de mathématiques – matière où traditionnellement, elles sont perçues comme moins performantes que les garçons. Elles réussiront moins bien que celles à qui on ne dit rien.

Le harcèlement sexuel affecte-t-il aussi le monde médical?

Tout au long des études et de l’activité professionnelle, il y a des abus et des formes de harcèlement que nous ne sommes plus prêt-e-s à accepter, qui devraient faire partie du passé. Ceux-ci commencent très tôt, dès le début des études. Sur les murs des salles de garde, il y a souvent des fresques avec des dessins à forte connotation sexuelle – il s’agit d’une tradition propre aux internes en médecine – où les femmes sont dévalorisées. Cela crée dans l’imaginaire, des femmes et des hommes, des préjugés qui se traduisent dans les comportements.

Vous estimez que l’égalité se joue aussi dans la famille.

On relègue trop largement l’activité fondamentale de la maternité en coulisse. Or, les femmes permettent la reproduction de l’espèce dans l’intérêt de tous. Il est temps que les responsabilités domestiques et de parents soient réparties plus équitablement. Les pères ont une grande contribution à offrir. Un meilleur équilibre familial et social serait gratifiant pour tous. Il s’agit d’un processus en cours, mais qui se produit trop lentement.

La confiance en soi, clé de voûte d’une vie épanouie, n’est-elle pas un domaine où les hommes ont une longueur d’avance, et cela dès l’adolescence?

Pour que les filles réalisent leur plein potentiel, il est fondamental que les parents comprennent à quel point la confiance en soi est cruciale. Celle-ci se construit au fil du temps, en interagissant avec le monde qui nous entoure, par les messages que nous envoient la famille, les médias, la société, sur ce que doit être une fille, un garçon. Que l’on soit femme ou homme, le regard que l’on pose sur soi et les autres – façonné par notre socialisation – est biaisé. Nous portons toutes et tous des lunettes déformantes. Dans notre société patriarcale, les hommes ont tendance à se surévaluer et les femmes à se sous-évaluer. Le manque de confiance en elles est au cœur des mécanismes qui entravent la progression des femmes. Celles-ci cumulent tout au long de leur vie les effets de discriminations fondées sur ce qui les distingue culturellement et biologiquement des hommes.

Par exemple, comment l’injonction faite aux femmes à être «belles» constitue-t-elle un frein?

Toute leur vie, les femmes consacrent beaucoup de temps, d’espace mental, d’argent et d’énergie à leur aspect physique. Lorsqu’elles ne sont pas satisfaites de leur image, la moitié d’entre elles disent se mettre en retrait, évitent de donner leur opinion ou remettent en question leurs décisions.

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Docteure en médecine, psychothérapeute et mère de quatre enfants, Nathalie Rapoport-Hubschman est formée aux thérapies cognitives et comportementales (TCC) et spécialisée en psychologie de la santé et médecine comportementale. Après ses études en France, et plusieurs années d’expérience professionnelle, elle a notamment été chercheuse associée à l’Universitéde Stanford. Nathalie Rapoport-Hubschman a une activité d’enseignante, de formatrice et superviseure de psychologues et de médecins. Elle est l’auteure de nombreux articles et travaux scientifiques sur les approches psychologiques de la santé.

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Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 16).

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