TECHNOPHILE

Vers des médecins étoilés sur internet

Un nombre croissant de sites permettent aux Suisses de commenter la prestation d’un professionnel de la santé. La relation entre soignants et soignés s’en trouve affectée.

Choisir, réserver, commenter… Pour la jeune génération, qui a grandi avec TripAdvisor, Booking.com ou Digitec, toutes ces actions se font plus facilement numériquement, sur un smartphone, que de vive voix. Alors pourquoi pas dans le domaine de la santé? Symbole de ce nouveau réflexe, Medicosearch.ch a vu son trafic doubler entre juillet 2017 et juillet 2018, pour atteindre plus de 600’000 utilisateurs annuels. Ce site propose des renseignements sur plus de 20’000 médecins et spécialistes en Suisse. Les patients peuvent non seulement prendre un rendez-vous en ligne, mais ils ont aussi la possibilité, après la consultation, d’évaluer la prestation et de laisser un commentaire. En arrière-plan, des médecins à la retraite jouent le rôle de modérateurs et filtrent les critiques postées.

Cette tendance à noter se retrouve aussi sur des sites non spécialisés comme Facebook ou Google. Ici, aucune modération. Les ressentiments s’affichent sur la place publique. Voici par exemple ce qu’on peut lire en ligne au sujet des hôpitaux romands et de leurs personnels: «Tu es dans un état critique, première chose que l’on demande c’est la carte d’assurance […] aucune humanité, rien que l’argent!», «Le chef du service m’a communiqué son diagnostic (de cancer) par téléphone», ou encore: «On n’est pas des mannequins, ni des hologrammes, on a parfois très mal à ne pas pouvoir parler. Et pour vous, cher collaborateur, tant qu’on n’exige pas, on est inexistant!»

Levée de boucliers

À la fin des années 2000, l’apparition de sites de notation spécialisés dans la santé avait d’abord suscité une levée de boucliers en Suisse. La Fédération des médecins suisses (FMH) avait saisi le préposé fédéral à la protection des données et s’était prononcée contre les commentaires en ligne. «Conformément à l’article 28 du Code civil, les hôpitaux et cabinets médicaux ont la possibilité de déposer une plainte pour atteinte à la personnalité lorsque leur bonne réputation est mise en cause, avait indiqué sa porte-parole à la presse. En cas de calomnie ou de diffamation, ils peuvent même déposer une plainte pénale.» Une loi qu’il est d’ailleurs plus facile d’invoquer pour faire pression sur des sites suisses que sur des entreprises sises aux États-Unis comme Facebook ou Google. Même quand les hôpitaux et cabinets parviennent à réclamer le retrait de propos diffamatoires aux géants du Web, la réaction de ces entreprises peut s’avérer longue et l’e-réputation d’un professionnel durablement impactée.

Même la Fédération romande des consommateurs (FRC) avait refusé de s’associer à un projet naissant de plateforme de notation. «D’ordinaire, nous sommes favorables aux sites comprenant des évaluations, explique Valérie Muster, responsable FRC Conseil. Nous rappelons seulement aux consommateurs d’effectuer une pondération. Le domaine de la santé est toutefois différent à nos yeux.» Contrairement à un restaurant ou à un hôtel, les critères pour distinguer un bon médecin d’un mauvais sont moins tangibles, selon la juriste: «C’est aussi difficile que de désigner un bon parent. La notion de confiance et le facteur humain jouent un rôle trop important.»

La FRC a donc préféré publier un petit guide du patient éclairé: La Boussole du patient. Ce dernier propose des questions à poser à son médecin de famille lors du premier rendez-vous. «Il est important que le patient se fasse son propre avis, qu’il voit si le feeling passe. Avec notre ouvrage, il gagne en confiance et peut ainsi faire part de ses besoins, expériences, observations et inquiétudes.» Et rien ne remplace les recommandations d’autres professionnels de la santé, ainsi que le bouche-à-oreille avec les proches, selon Valérie Muster. «Mieux vaut privilégier l’avis d’une amie que de Monsieur X sur les réseaux sociaux.»

Droit du patient à l’information

Les professionnels de la santé sont toutefois tenus d’informer les patients sur leurs pratiques, rappelle Jean Gabriel Jeannot, spécialiste en médecine interne et auteur de Medicalinfo.ch, un site d’information sur la santé digitale. «Il faut, au minimum, que le médecin ou le thérapeute indique sur internet qui il est, ce qu’il fait et quels types d’approches il suit ou ne suit pas. Une petite présentation en ligne ou même une courte vidéo du praticien mises à la disposition du patient sont des éléments rassurants.»

Des évaluations en ligne sur la qualité des professionnels de la santé auraient même certaines vertus, estime le médecin. «Mais peu de sites permettent encore de déterminer quel professionnel est bon et lequel ne l’est pas. Cela s’explique en partie par un biais.» Le docteur cite ainsi une étude américaine publiée en 2016 dans le Journal of Medical Internet Research, qui montre l’absence de corrélation entre les critiques en ligne et les véritables compétences des praticiens sur le plan médical. «Il y a des critères objectifs importants pour le patient – le temps d’attente avant un rendez-vous, l’écoute du médecin, la clarté des explications, etc. –, mais ils ne sont pas suffisants pour juger la qualité complète d’une prise en charge.»

L’initiative AdopteUnEGynéco pourrait constituer un cas d’école. Conçu par un collectif féministe à Lausanne, le site recense des gynécologues «bienveillants». «C’est un site positif qui ne recense que les bonnes pratiques pour aider les patientes à trouver une prise en charge respectueuse, ajoute Jean Gabriel Jeannot. Le concept devrait s’étendre à d’autres spécialités.»

L’e-réputation du docteur

Reste que les évaluations sont déjà partout sur la toile, et sur des sites moins scrupuleux, alors que faire? Pour Jean Gabriel Jeannot, les médecins doivent prendre conscience de leur réputation en ligne. «Il est important que les professionnels de la santé s’intéressent à ce qui figure à leur sujet sur Google. Ils doivent reprendre la main en demandant le retrait d’informations négatives, mais surtout, en se forgeant une e-réputation positive. Ils peuvent par exemple créer un site internet, diffuser leurs publications, participer à des articles de presse, etc.» Le docteur mentionne d’ailleurs qu’il n’est pas rare que des patients viennent à son cabinet après avoir trouvé des informations le concernant sur un moteur de recherche.

Quant aux grands hôpitaux universitaires de Suisse, ils veillent à ce qui s’écrit sur eux et leurs collaborateurs sur le web. Ils engagent notamment des spécialistes de la communication chargés de répondre aux internautes mécontents. Au CHUV, par exemple, les personnes qui expriment un avis négatif sur Google sont incitées à prendre contact avec l’Espace Patients&Proches. «Quand un professionnel de la santé ou un service est interpellé dans un commentaire, l’auteur est invité

à nous contacter», explique un des médiateurs de cet espace, Thierry Currat. Le médiateur se souvient d’un médecin, attaqué sur Google, qui s’est adressé immédiatement à lui. «Il était scandalisé et blessé. Quant au patient, il se sentait trahi et en colère. Ils ont joué le jeu de la rencontre, ce qui a permis de comprendre la souffrance qui se trouvait derrière ce commentaire.» Le commentaire a finalement été modifié par son auteur.

Violence VS conflit

Les spécialistes en gestion de conflit comme Thierry Currat ne se montrent en général pas favorables aux évaluations sur internet. «C’est comme un coup de gueule au bar. Ces commentaires correspondent à une violence excessive et diffèrent d’un conflit qui peut être résolu entre deux individus par la médiation.» Il est nécessaire que les critiques s’expriment, mais des espaces protégés s’avèrent mieux adaptés que la toile. Il existe, dans une organisation publique, de nombreux organes de contrôle et de réception constructifs des plaintes (voir encadré). «Des commentaires postés sur internet ne laissent aucune chance à la relation, et la relation est une composante importante du succès thérapeutique. D’ailleurs, nous tenons un registre totalement anonyme de ce qui se dit, de positif comme de négatif, et nous pouvons ainsi dresser un tableau des principales attentes des patients du CHUV. C’est utile à tous.»

Le médiateur rappelle qu’un hôpital universitaire diffère d’un mauvais restaurant. «Un patient ne peut pas décider de ne pas retourner au CHUV. Il faut qu’il puisse y être soigné à nouveau si la situation se représente. Pour cela, la confiance doit être reconstruite entre le soignant et le soigné, ainsi qu’entre le patient et l’institution.» En 2017, l’Espace Patients&Proches a permis de traiter quelque 544 situations, et ce, loin du web.

_______

Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 16).

Pour vous abonner à In Vivo au prix de seulement CHF 20.- (dès 20 euros) pour 6 numéros, rendez-vous sur invivomagazine.com.