C’est l’histoire d’un homme tombé amoureux sans s’en rendre compte. Une histoire plutôt romanesque entendue par Alice Vinteuil dans son salon de coiffure.
Quand elle lisait, elle ne voyait rien, n’entendait rien. Comme soustraite du monde, elle ignorait souverainement les commentaires turbulents, immatures et vantards de ses camarades de collège, ne bronchait pas lorsqu’une dame vermeil se plaignait à haute voix de la mauvaise éducation des jeunes, restait aveugle aux approches minuscules et maladroites de certains quadragénaires fatigués de leur vie conjugale. Imperturbable, elle lisait.
Au début, Guillaume était seulement intrigué par cette présence silencieuse qui rendait son trajet matinal plus agréable. Il prenait plaisir à identifier les titres de romans qu’elle lisait. Il y a eu la période Pérec, puis la semaine Dürrenmatt.
Ensuite, ce furent Djuna Barnes, Ionesco, Yourcenar, Le Clezio, Andy Warhol, Ponge, Novalis, Georges Bataille, Elsa Morante. Aucune logique apparente ne présidait à ses lectures. Seule sa concentration faisait le lien entre un auteur et un autre.
Il arrivait souvent à Guillaume d’acheter le week-end, quand il ne l’avait pas déjà lu, un des romans que lisait la jeune fille. C’était sa manière à lui de pénétrer ses pensées, d’appartenir à son univers, d’échanger par la littérature une certaine intimité.
Pour Guillaume, l’exercice était un jeu. Il ne pensait pas plus loin.
Sa curiosité se transforma en nécessité le jour où, prenant son bus comme d’habitude, il s’aperçut que la jeune lectrice n’y était pas. Était-elle malade? Avait-elle changé d’horaire? Avait-elle terminé ses cours? Guillaume fut alors saisi de panique: et s’il ne la revoyait plus jamais? Cette idée lui était insupportable.
Guillaume était amoureux et ne s’était rendu compte de rien, malgré la fréquence de ses rêveries érotiques dont la jeune balthusienne était toujours l’héroïne.
Le lendemain, en la voyant à nouveau à sa place près de la fenêtre lisant «Les âmes fortes» de Giono, il fut apaisé – momentanément apaisé car cette situation ne pouvait pas durer éternellement.
Il devait trouver une ruse pour entrer en contact avec elle; il devait lui dire qu’il rêvait d’elle la nuit, qu’il échafaudait avant de s’endormir des scénarios romantiques de rencontre et de baiser de cinéma, qu’il s’imaginait auteur à succès pour pouvoir lui dédicacer ses ouvrages et qu’en songe il lui avait déjà fait l’amour une centaine de fois.
Un matin du mois de juin, un événement inattendu se produisit qui allait changer le destin de Guillaume. Ce jour là, la jeune étudiante lisait «Le vestiaire de l’enfance» de Modiano. Par hasard, Guillaume venait d’en finir la lecture la veille.
Il avait beaucoup aimé le climat de no man’s land décrit par l’auteur, cet Eldorado réservé à tous les exclus du monde, cet été éternel qui mettait les corps à la sieste, cette ville étrange et sans nom où l’on parlait plusieurs langues et consommait dans plusieurs devises. Il s’était identifié au narrateur, scribouillard de feuilletons historiques pour une radio internationale.
Mais surtout, il avait reconnu en Marie, une jeune femme mystérieuse qui hante l’esprit du narrateur, quelque chose de l’essence de la jeune lectrice.
Quand la jeune fille descendit à l’arrêt dit des Ursulines, Guillaume l’imita – employé consciencieux, il n’avait jusqu’à présent jamais osé manquer son travail. Remontant près d’elle, il l’interpella: «Marie, Marie!».
La jeune fille se retourna avec un grand sourire: «Mon oncle! Que faites-vous ici?» Elle avait compris la règle du jeu. Elle serait l’héroïne de papier et lui cet homme incertain, surnommé arbitrairement par lui-même l’Oncle, qui la piste sans l’épier, la protège sans l’étouffer, l’aime sans l’attendre.
Ils jouèrent ainsi toute la journée, inventant des atmosphères et des dialogues à la Modiano, recherchant la chaleur estivale, marchant sur les boulevards en fumant des cigarettes, évoquant leur passé improbable, imaginant la mer à la place du lac et des plages à la place des quais, se commandant des boissons fictives à consonnance espagnole.
Ils finirent leur périple à l’hôtel comme si la chose avait été la plus naturelle du monde.
L’aube, déjà très chaude pour la saison, eut finalement raison de leurs étreintes douces et brûlantes. Avant de s’endormir, Guillaume demanda à son amante: «Marie, quel est ton nom?»
«Marie», dit-elle dans un demi-sommeil, avec l’air fatigué des enfants qui ont joué des heures entières en plein air.
Le corps de Marie, encore plus beau depuis qu’elle en avait joui, sentait bon le foin coupé. En l’attirant contre lui, Guillaume eut l’impression de plonger dans une toile de Van Gogh.
Il s’endormit apaisé. Demain ressemblerait à hier.
