Tous les 30 ans, par une coïncidence des calendriers, le Nouvel An iranien téléscope le deuil islamiste de Moharam. Deux traditions qui illustrent une certaine schizophrénie persane.
Lundi 2 avril, sur le coup de 17 heures, mes voisins de palier sont revenus radieux du pique-nique de Sizdabedar, treizième jour de la nouvelle année persane («nowrouz», littéralement jours nouveaux).
Les deux filles déballent rapidement le tapis accroché sur le toit de la vieille Chevrolet et la mère s’occupe du samovar portatif. Pendant ce temps, le fils et le père, un barbu conservateur qui tient une boutique de joaillerie au bazar, enfilent presto une chemise noire et s’équipent de petits fouets à chaîne métallique.
Un instant plus tard, ils courent se flageller au bout de la rue.
Ils rejoignent le cortège qui défile chaque soir pour le grand deuil du mois de Moharram, l’événement le plus important de l’année pour les musulmans chiites.
En quelques minutes, la joie du pique-nique s’est transformée en deuil islamique. Raccourci stupéfiant, révélateur d’une certaine schizophrénie iranienne, rendue possible chaque trente ans par la coïncidence des calendriers .
La nouvelle année persane (on vient d’entrer dans l’an 1380) démarre à l’équinoxe du printemps, chaque 20 ou 21 mars, et suit le cycle du soleil. Sa grande précision rend superflues les années bissextiles et remonte à l’époque des mages de Zarathoustra, au VIIe siècle avant Jésus-Christ.
Le mois de Moharram obéit lui au calendrier lunaire de l’Islam (622 après JC) et avance chaque année de dix jours. Selon ce calendrier, suivi par exemple par les pays arabes du Golfe persique, on est en 1422.
Pique-nique, flagellations… Parlons d’abord du pique-nique. Les célébrations du Nouvel An sont bourrées de rites païens et superstitieux d’origine zoroastrienne, première religion monothéiste au monde qui considère le feu comme un symbole divin.
De là provient la tradition qui veut que le 13e jour de l’année, il faut impérativement sortir de chez soi, sinon cela porte malheur.
C’est ainsi que les parcs de Téhéran sont pris d’assaut par les 12 millions d’habitants de la métropole. Même le gazon des bordures d’autoroutes est envahi de tapis où campent fièrement les familles retardataires. Tout le monde chante ou s’amuse.
Il faut ce jour-là jeter dans l’eau courante (rivières ou égouts, selon le niveau social), des graines qui ont germé deux semaines dans une assiette. Avec ces graines, appelée sabzi (verdure), on évacue toute la poisse de l’année écoulée.
Voilà pour la célébration du nowrouz. Le mois de Moharram est à peu près tout le contraire. On commémore la défaite des troupes chiites face aux sunnites en 680 de notre ère dans la plaine de Karbala (aujourd’hui en Irak). Ces deux branches de l’Islam se disputent la succession du Prophète.
Les chiites estiment que le pouvoir ne peut être exercé que par la descendance du Prophète et en particulier par Ali, son beau-fils, alors que les sunnites défendent l’idée d’un Caliphat, assuré par des notables.
En mémoire de la bataille de Karbala, les chiites défilent chaque année en se fouettant le dos, en se frappant la poitrine et en pleurant au rythme lugubre des tambours.
Pendant un mois, toutes les rues d’Iran, où flottent des drapeaux noirs, se remplissent de sombres défilés.
Le fouet en question ne fait pas plus mal (j’ai testé) qu’une bonne frappe dans le dos. De plus, il est désormais interdit de se fouetter torse nu, pour éviter que le sang ne coule.
Bien sûr, il y a toujours des excités, mais pas dans mon quartier, pour découper une partie de leur chemise noire afin que le fouet atteigne la peau. Il y en a d’autres qui utilisent des fouets dont les chaînes sont lardées de piques. Les plus convaincus se rasent le crâne et s’entaille le cuir chevelu à coups de grands coutelas: le sang coule alors à flots et rejoint sur le bitume celui des moutons sacrifiés pour l’occasion.
Cette année, la superposition des deux événements a révélé le niveau social et le degré de religiosité de chacun.
Dans les familles riches du nord de Téhéran, on méprise volontiers Moharram. On accroche alors hypocritement un petit fanion noir à sa Mercedes, on se promène l’air contrit et on met la musique en sourdine (interdite durant la période du deuil). On soigne en revanche les symboles très sophistiquée de Nowrouz avec d’autant plus d’exagération qu’on y voit une manière de contester en douce la République islamique.
Dans le sud traditionnel et conservateur de Téhéran et les villes de province, c’est bien souvent les célébrations du nouvel an qui sont passées à la trappe.
Ainsi à Shahrood, 400 km à l’est de Téhéran, il n’y a pas eu cette année de pique-nique de Sizdabedar. La ville est réputée pour sa ferveur religieuse: les participants au cortège se frappent si fort que l’autre jour, j’en ai vu plusieurs s’évanouir.
Mais autour de chez moi, un coin populaire et petit-bourgeois, les familles n’ont pas réussi à trancher: elles passent donc avec une étonnante sincérité d’une fête à l’autre, du rire aux larmes et inversement du fouet aux joyeuses réunions.
D’ailleurs, je conseille aux voisins du dessus de tenir à l’œil leur fils aîné, Javad, 16 ans. Je le vois chaque soir par la fenêtre lorsqu’il défile en se frappant le dos: il profite de sa chemise noire moulante pour montrer ses pectoraux et adresse des sourires complices aux filles du quartier, qui se pâment sur le trottoir.
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Serge Michel, journaliste, vit à Téhéran.