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En Iran, des journaux qui disparaissent…

Près de quinze vedettes de la presse iranienne croupissent en prison. Les publications réformatrices sont étouffées mais les journalistes n’ont pas perdu courage. Ils se défoulent en conférence de presse.

Pour comprendre la situation des journalistes iraniens, il faut visualiser cette conférence de presse: d’un côté trône l’un des plus puissants personnages du régime, l’ultra conservateur Habibollah Askarowladi, maître du bazar de Téhéran et de la redoutable association de la coalition islamique qui a organisé et financé la Révolution il y a 22 ans; de l’autre côté, une trentaine de journalistes iraniens et étrangers se relaient lorsque leur nom est aboyé dans un haut parleur à un petit pupitre pour poser leur question.

C’est maintenant le tour d’Abdul Reza Tadjik, reporter au quotidien Hambastegui («Solidarité»). «Votre politique n’est-elle pas d’éliminer physiquement vos opposants?» Devant tant d’audace, les gros yeux d’Askarowladi font un tour dans leur orbite. «Vous parlez comme la BBC, jeune homme!» La radio britannique, qui diffuse un programme en langue persane, est sans cesse accusée par les conservateurs de conspirer pour renverser le régime.

Le reporter n’a pas obtenu de réponse mais vient de gagner l’admiration de la salle tout en se délestant d’un poids. «Depuis la fermeture massive des journaux réformateurs le 23 avril 2000, souffle-t-il de retour à sa place, les journalistes qui ont retrouvé un emploi n’ont plus le droit d’écrire librement. Alors on se défoule dans les conférences de presse. Cela évite de mettre le journal en danger.»

Une des affaires sur lesquelles la justice a interdit d’écrire est précisément celle des «meurtres en série»: l’assassinat d’au moins quatre écrivains et dissidents par un escadron de la mort des services secrets à l’automne 1998.

Encouragé par la question d’Abdul Reza Tadjik, un autre jeune journaliste qui lui succède au micro se lance à son tour. «Vous ne trouvez pas, Monsieur Askarowladi, que l’Iran est devenu une grande prison pour réformateurs?» Un frisson d’aise parcourt la salle alors que le ténor conservateur prépare sa réponse: «Non, l’Iran est une toute petite prison pour ceux qui servent de base à l’ennemi.»

En avril 2000, la vingtaine de titres réformateurs fermés par la justice ont justement été accusés de servir de nid à l’ennemi, ce qui en Iran désigne les partisans de «l’entité sioniste» (Israël) et du «grand Satan» (les Etats-Unis). Depuis lors, près de quinze vedettes de la presse croupissent à la prison d’Evin, au nord de la capitale.

Parmi eux, Akbar Gandji, l’homme qui a osé accuser nommément trois ayatollah d’avoir signé des fatwa secrètes autorisant l’assassinat des écrivains en 1998; Emmadedin Gaghi, un mollah défroqué dont les articles contre la peine de mort lui ont valu d’être accusé d’apostasie (abandon de la foi); ou encore Machallah Shamsolvaezin, dit Shams, l’enfant terrible de la presse iranienne qui a lancé, en deux ans, cinq journaux fermés les uns après les autres par la censure.

La presse réformatrice, apparue dans la foulée de l’élection du président Khatami en 1997, a connu un succès foudroyant. Le tirage de chaque titre nouveau montait facilement à 300’000 exemplaires quelques jours après son lancement. Les Iraniens, assoiffées de nouvelles après vingt ans de silence, achetaient facilement cinq ou six titres différents chaque matin. Et c’est la capacité des rotatives de la capitale qui limitait le tirage: pour monter l’édition de Neshat (vitalité) à 500’000 exemplaires, Shams avait prévu de le faire imprimer simultanément par trois imprimeries, mais le titre a été interdit avant la réalisation de ce plan.

L’éradication massive de ces titres le 24 avril 2000 et la mise au chômage de plus d’un millier de journalistes fait partie de la vengeance des religieux conservateurs, enragés d’avoir perdu les élections parlementaires de février 2000 et décidés d’aller jusqu’au bout sur les positions qu’ils tiennent encore, comme la justice.

Il reste aujourd’hui une poignée de titres réformateurs, mais leur ton et leurs enquêtes n’ont plus rien à voir avec le travail énergique d’avant. «La priorité de notre rédaction en chef semble être de survivre jusqu’aux présidentielles (du 8 juin 2001, ndlr) plutôt que de dire la vérité», déplore une autre employée de Hambastegui. De fait, les articles rédigés par les reporters maison sont très souvent remplacés par une dépêche de l’agence officielle IRNA sur le coup de 21 heures.

Et pour les rares articles qui passent, voici la recette: «Toujours rester dans le vague. Ne jamais désigner une organisation précise ou une personne, surtout pas un membre du clergé», explique Abdul Reza Tadjik. Avant, les conservateurs étaient traités de «fascistes», «monopolistes», ou encore «totalitaristes». Certaines nouvelles passent tout simplement à la trappe, comme, au début janvier, le verdict très dur contre dix intellectuels ayant participé à une conférence «anti-islamique» à Berlin. La justice avait annoncé qu’elle ne tolèrerait pas d’informations à ce sujet.

«Tout cela a causé un grand nombre de dépressions parmi les survivants du 24 avril, estime Fariba Davoudi, chargée des relations publiques chez Hambastegui. Avant, quand un journal fermait, un autre ouvrait quelques jours plus tard. C’était très excitant et nous travaillions tous comme des fous».

Aujourd’hui, il y a très peu de chance que de nouveaux titres soient autorisés. La procédure pour la patente passe désormais par une autorisation de la justice. Et voilà ce dont s’est récemment vanté un haut fonctionnaire de la justice à un éditeur ayant déposé une demande pour un quotidien au début de l’automne dernier: «Nous avons bien développé notre capacité de travail. Près de mille dossiers ont été étudiés depuis l’été dernier, tous refusés.» Certaines demandes émanaient pourtant de hautes personnalités réformatrices: un vice-ministre des Affaires étrangères, quatre parlementaires, dont le président de la commission de la sécurité nationale et un conseiller du président Khatami.

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Serge Michel est journaliste libre, basé à Téhéran. Il collabore occasionnellement, pas assez souvent, à Largeur.com.