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L’élection américaine, de Swatch à Shakespeare

Aux Etats-Unis, la situation électorale ressemble de plus en plus à une tragédie shakespearienne. S’il avait bien connu ses classiques, George W. Bush aurait pu dire que «le temps est sorti de ses gonds».

C’est vrai que la situation américaine prête à rire. Le groupe Swatch a été l’un des premiers à s’en amuser en publiant vendredi, dans une pleine page de publicité du New York Times, ses «félicitations pour Mr Gorebushoff».

Qu’une entreprise horlogère se moque de ce ratage électoral n’a rien d’étonnant: si l’Amérique s’est ridiculisée cette semaine, c’est parce qu’elle n’a pas su gérer son temps. Elle a péché par précipitation.

En diffusant les premiers résultats alors que les bureaux de vote de l’Ouest étaient encore ouverts, les médias ont voulu s’affranchir des fuseaux horaires. Avec cette page de pub, le groupe suisse leur rappelle que l’élection n’est pas encore rythmée par le Swatch Beat universel. En l’an 2000, un dépouillement, ça prend encore du temps.

Dans leur idéal d’instantanéité, les télévisions ont abusé de déductions statistiques. La réalité s’est montrée plus complexe, plus fine encore que le dispositif technique qui devait la refléter.

A force d’être actualisée, anticipée, l’information s’est emballée dans la nuit de mardi à mercredi. Le temps médiatique s’est détaché du temps réel. S’il avait bien connu ses classiques, George Bush Junior aurait pu citer Shakespeare et dire que cette nuit-là, «le temps est sorti de ses gonds» («the time is out of joint», «Hamlet», acte 1, scène 5).

La tirade aurait été d’autant plus appropriée que, dans la fameuse tragédie, le prince du Danemark la prononce juste après avoir aperçu le fantôme de son propre père. Junior va-t-il pouvoir reprendre la place de Senior?

Il faut bien reconnaître que cette élection 2000 ressemble davantage à une pièce de Shakespeare qu’à un duel de western. Pour une fois, ce ne sont pas deux pionniers qui se font face, comme le voudrait la tradition américaine, mais deux nobles héritiers.

Al Gore et George W. Bush souhaitent tous les deux poursuivre l’œuvre de leurs pères, politiciens de haut rang. Ils appartiennent à deux clans rivaux qui luttent depuis des années pour la même couronne. Exactement comme dans les œuvres de William Shakespeare.

Le personnage central de cette nouvelle tragédie est George W. Bush, surnommé Dubya (contraction de W, double-u) par son entourage. Son ambition est de récupérer un pouvoir présidentiel dont son père a été dépossédé en 1992. Mais il doit affronter un rival dans son propre clan: son jeune frère John Ellis Bush (surnommé par ses initiales, Jeb), qui convoite lui aussi la couronne.

On dit que Jeb est plus compétent que Dubya, mais aussi plus réactionnaire, notamment sur les thèmes de l’avortement et de la peine de mort. En 1992, la question est de savoir lequel des deux frères se présentera le premier à une élection présidentielle.

En 1998, Dubya est réélu à la tête du Texas. Il paraît bien placé pour l’investiture républicaine. Jeb, devenu gouverneur de Floride, lui apporte son soutien mais avec fort peu d’empressement.

A un journaliste qui s’étonne le voir si timide, Jeb répond qu’il préfère rester prudent parce que «certaines comparaisons pourraient desservir George». Voilà pour l’ambiance dans le clan Bush, avec ces deux fils divisés par la même ambition.

Aujourd’hui, les élections ont eu lieu mais la tragédie shakespearienne n’est toujours pas terminée. Est-ce un hasard si la Floride de Jeb Bush y joue un rôle central? A l’heure où les juristes préparent leur entrée en scène, on ne peut s’empêcher de penser à l’humour de Shakespeare qui, par la bouche d’un de ses personnages, recommandait de «tuer tous les avocats» («Henry VI», deuxième partie, acte 4, scène 2).

En cet automne 2000, le monde est tenu en haleine par les élections américaines les plus shakespeariennes de l’Histoire. Et pourtant, on se dit que «si tout cela était joué sur une scène, ce serait une bien mauvaise fiction» («La Nuit des rois», acte 3, scène 4).