LATITUDES

Sciences humaines: pourvoyeuses de travail à haut potentiel

Alors que la digitalisation fait craindre une vaste destruction d’emplois, la simulation virtuelle du passé ouvre de nouveaux horizons aux historiens, aux sociologues et, plus largement, à l’aventure humaine.

La digitalisation envahit notre quotidien. L’utilisation d’Uber pour nos déplacements, d’Airbnb pour la location de chambres d’hôtes, d’ebooking pour nos voyages, de Tripadvisor pour choisir les restaurants constituent quelques exemples notoires. Nous «skypons» et consultons WhatsApp à longueur de journée. Nous commandons de plus en plus de choses sur les sites d’e-commerce tels qu’Amazon ou Alibaba. Nous payons nos factures «online». Nous consommons les journaux en ligne au détriment du papier. Parallèlement les citoyens que nous sommes s’insurgent de la disparition des taxis, des commerces de proximité, des offices postaux et des journaux.

Notre degré d’addiction électronique est tel que nous préférons être incohérents. Nous nous surprenons à consulter nos e-mails au réveil et juste avant l’endormissement.

L’économie traditionnelle se débat pour ne pas perdre pied dans ce nouveau monde de la digitalisation. Elle numérise à grande vitesse et insère de l’intelligence artificielle dans ses produits. Même l’industrie horlogère, qui vantait naguère le «hand made» suisse, s’y est mise. En parallèle, nos politiciens planchent sur une aide financière urgente pour favoriser le développement de ce que certains appellent la 4ème révolution industrielle.

Cette digitalisation de notre société fait craindre une perte de places de travail sur le long terme. Que faire?

Le salut pourrait bien venir des sciences humaines si décriées par certains politiciens populistes. L’archéologie, l’histoire, la sociologie ont de beaux jours devant elles. Avec l’aide de la digitalisation, on pourra redécouvrir nos archives, sauver la mémoire des œuvres mises en péril par les conflits armés, faire revivre virtuellement la vie de nos ancêtres par les techniques de simulation. L’Europe, avec son passé culturel incroyablement riche, est idéalement positionnée pour développer ce nouveau domaine appelé les humanités digitales.

A titre d’exemple, des chercheurs de l’EPFL ont lancé il y a quelques années un grand projet intitulé la «Venice Time Machine». Ce projet a pour ambition de digitaliser l’ensemble des archives de Venise, soit plus de 80 km de documents. Une fois scannées par des techniques tomographiques ne nécessitant même pas l’ouverture des documents, il faudra décrypter ces archives écrites à la main au moyen d’algorithmes d’apprentissage sophistiqués. On pourra s’appuyer sur des techniques de «crowdworking» afin de faire revivre non seulement les doges et les dignitaires de la «Sérénissime», mais également le citoyen lambda. L’histoire ne sera donc pas uniquement accessible aux érudits mais également au quidam que nous sommes.

Les défis pour réaliser ce type de projets sont immenses si l’on considère la richesse des archives mondiales. La machine à remonter le temps reste à créer. Chacun pourra y contribuer.

Selon le philosophe français Michel Serres, chaque fois que l’homme a été libéré d’une tâche répétitive, il l’a utilisée pour s’élever. Le passage à la position debout a libéré ses mains lui permettant de créer des outils et des objets d’art, le développement de l’écriture l’ayant libéré de la transmission orale de son savoir lui a permis d’augmenter son savoir. Faisons le pari que la 4ème révolution industrielle va enrichir l’humanité par le développement de contenus pour le monde digital. Les humanités digitales pourraient ainsi bien devenir un pourvoyeur de travail à très haute valeur ajoutée. Vive les humanités digitales!

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Patrick Aebischer, chercheur en neurosciences, a dirigé l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) de 2000 à 2016.

Ce texte a été publié initialement dans la NZZ am Sonntag. Patrick Aebischer s’y prononce régulièrement sur des questions en lien avec la digitalisation et l’innovation.