LATITUDES

Les pilules qui rendent intelligent

Les «smart drugs», des substances qui augmentent les facultés cognitives, sont très en vogue autant chez les étudiants que chez certains professionnels. Une forme de dopage qui peut virer à l’addiction.

Dans le film Lucy de Luc Besson, Scarlett Johansson absorbe malencontreusement un produit de synthèse qui décuple ses capacités cognitives, la rendant capable de lire le contenu d’une bibliothèque en quelques secondes. Il lui donnera même la capacité de disparaître face à de méchants mafieux… Cela n’est certes que fiction. Mais pas complètement: certaines drogues et médicaments peuvent effectivement accroître considérablement la concentration et les facultés intellectuelles. «La ritaline est la substance la plus utilisée pour augmenter ses performances, explique la directrice de l’Institut romand de la santé au travail, Brigitta Danuser. J’en ai moi-même pris une fois pour me rendre compte de ce que cela produisait et j’ai travaillé pendant six heures sans pause, sans me sentir fatiguée. Jamais je n’aurais pensé que ce produit pouvait avoir un tel effet.»

En Suisse, l’usage de substances permettant de booster les capacités cognitives concernerait près de 20’000 personnes aujourd’hui. Ce chiffre provient d’une enquête commanditée par la caisse nationale d’assurance SUVA, effectuée en 2013 par l’Institut de recherche sur la santé publique et les addictions à Zurich. Ces substances, que l’on appelle «smart drugs» ou «nootropiques» (de «noos» esprit et «tropos», courber, en grec), vont du cocktail de vitamines à la cocaïne, en passant par la caféine ou les amphétamines. Les consommateurs de ces dopants ont hérité du surnom de «nootnaut».

Pour ce sondage, un questionnaire a été soumis à plus de 10’000 personnes, actives ou en formation, âgées de 15 à 74 ans et domiciliées en Suisse. L’étude révèle que 4% des sondés ont eu recours au moins une fois à des drogues ou médicaments soumis à ordonnance, sans motif thérapeutique, pour se remonter le moral ou améliorer leurs capacités cognitives. Le dopage à l’aide de ces substances touche en majorité les jeunes âgés de 15 à 24 ans (24%). Hormis les produits vendus légalement en pharmacie (vitamines, caféine) ou les substances illégales achetées sous le manteau, les personnes interrogées se sont fournies en médicaments contre les troubles de l’attention majoritairement auprès de leurs amis (53,8%).

Chewing-gums dopants

La consommation des smart drugs n’est pas un phénomène helvétique. Aux Etats-Unis et en Angleterre, des sociétés se sont spécialisées dans la revente de pilules «boostantes». «Chez Nootrobox, nous développons des nootropiques naturels à base de substances qui ont passé l’évaluation de la Food and Drug Administration, explique Gavin Banks, responsable branding et marketing de cette start-up basée en Californie. Proposés sous forme de pilules ou de gommes à mâcher, ils sont vendus dans six pays (Allemagne, Angleterre, Canada, Mexique, Espagne, Etats-Unis), où la législation en vigueur rend leur commercialisation compatible.»

Faut-il s’inquiéter du succès de ces substances? Les risques surviennent lorsqu’un consommateur devient dépendant de certaines d’entre elles — les vitamines ne sont par exemple pas néfastes, alors que des produits comme les amphétamines ou la cocaïne peuvent le devenir. «Pour évaluer un problème d’addiction, il faut s’intéresser au type de substance prise, à l’usage qui en est fait, à la personnalité des consommateurs et au contexte de cette consommation», détaille Jacques Besson, chef du Service de psychiatrie communautaire du CHUV. Si une personne prend des stimulants pendant une courte durée pour réussir des examens, qu’elle n’est pas déprimée et que sa vie se déroule normalement, il ne s’agit alors que d’un usage récréatif et épisodique, sans addiction. «Mais il est clair que si une personne prend des substances sur la durée pour soigner ses problèmes, cette personne abuse alors du produit et sa consommation va poser des problèmes sur son état de santé physique, psychique, sociale et mentale.»

Dette métabolique

Il existe trois grandes familles de produits addictifs. Les substances sédatives (alcool, tranquillisants, héroïne) utilisées par des individus pour se retirer et calmer leurs angoisses. Le deuxième groupe — c’est là que l’on retrouve les smart drugs — sont les stimulants. «Les amphétamines provoquent une augmentation de la dopamine et de la noradrénaline», poursuit Jacques Besson. Les gens qui en prennent régulièrement détruisent moins vite ces deux substances dans leur cerveau, les accumulent et en ont plus à disposition. «Les consommateurs sont artificiellement boostés au niveau dopamine, ce qui leur donne une forme de plaisir, de sentiment agréable alors que la noradrénaline augmente leur énergie. Mais ils contractent aussi une sorte de dette métabolique.» Après une période soutenue de prise d’amphétamines, les consommateurs aboutissent à des états d’épuisement.

«En addictologie, nous nous intéressons aux personnalités qui se stimulent pour passer un examen ou tenir le coup au travail, continue Jacques Besson. Nous nous penchons sur leurs antécédents traumatiques, leurs troubles anxieux ou encore dépressifs. Quand on cherche les causes d’une addiction, on trouve souvent des antécédents de traumas. Ceux-ci perturbent la personnalité et l’organisation des relations. Les substances viennent alors réguler les émotions.» Pour le psychiatre, lorsque des personnes consomment ces substances pour soigner leurs angoisses, une prise en charge est nécessaire. «Il faut en parler à son médecin généraliste, qui saura conseiller et rediriger si besoin.»
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ENCADRES

Les Amérindiens aussi
L’usage de substances dopantes n’est pas un phénomène propre à nos sociétés. En Amérique latine, la consommation de feuilles de coca pour augmenter ses capacités physiques et cognitives remonterait à près de 5’000 ans. Sa consommation est aussi mentionnée dans des écrits de conquérants espagnols au XVIe siècle, qui d’abord condamnèrent la plante, la qualifiant de «satanique», pour ensuite l’encourager, constatant son efficacité en termes de rentabilité sur les travailleurs.
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L’effet des «smart drugs»

Ces substances affectent des molécules présentes dans le cerveau:

La dopamine
Il s’agit d’un neurotransmetteur — un composé chimique libéré par les neurones — de première importance. La dopamine est libérée par le cerveau lors d’expériences que celui-ci associe au plaisir comme les relations sexuelles ou la consommation de drogues.

La noradré-naline
Cette substance fait partie des neuromédiateurs, son rôle est de transmettre des messages via les nerfs à différents composants de l’organisme lors de nombreux processus physiologiques. Elle joue un rôle d’amplificateur des perceptions et des stimulis externes.
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Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 8).

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