KAPITAL

D’entrepreneur à employé, une reconversion difficile

Accident de parcours ou envie de changer d’air: il arrive que des entrepreneurs se retrouvent à nouveau en position d’employés. Comment le vivent-ils?

«Ma petite entreprise connaît pas la crise…» chantait Alain Bashung. La réalité de l’entrepreneuriat n’est malheureusement pas toujours aussi rose. De fait, le taux de survie moyen des sociétés nouvellement créées en Suisse est d’environ 80% après un an et passe à un peu moins de 50% après 5 ans selon l’Office fédéral de la statistique.

Pour les chefs d’entreprises qui ont dû mettre un terme à leur aventure entrepreneuriale, les alternatives ne sont pas nombreuses. La plupart d’entre eux doivent se faire à l’idée de redevenir un employé presque comme un autre au sein d’une structure qui n’est plus la leur. «On assimile souvent la fin d’une entreprise à un échec alors que c’est pourtant une expérience à haute valeur ajoutée, explique Cornelia Tänzler, directrice du bureau genevois de Boyden, une société spécialisée dans le recrutement de cadres dirigeants et d’administrateurs. Savoir vendre ou transmettre son entreprise à temps, c’est-à-dire avant qu’elle ne se dévalorise complètement, c’est être capable de prendre la bonne décision au bon moment. Une compétence qui se révèle particulièrement importante dans le monde d’aujourd’hui, plus sujet au changement qu’autrefois.»

Ce n’est pas le seul atout de ces candidats pour les recruteurs. «Une société qui embauche un ancien entrepreneur bénéficie de l’expérience particulière qu’il a acquise en tant qu’indépendant, développe Cornelia Tänzler. De manière générale, les évaluations des candidats se font en fonction de trois critères: leur compétence, leur leadership et leur personnalité. Or, dans un monde professionnel qui devient toujours plus complexe, d’autres critères de sélection entrent à présent en jeu, comme la gestion du risque ou la capacité à amener du changement. Cette nouvelle donne ouvre la porte à des carrières non linéaires, notamment à des personnes qui ont le sens de l’entrepreneuriat.»

Cent jours décisifs

La chasseuse de têtes ne se limite pas à trouver les candidats adéquats, mais s’évertue aussi à accompagner leurs cent premiers jours dans l’entreprise. Une période qui se révèle déterminante pour l’ex-dirigeant redevenu salarié. Car si les employeurs s’intéressent aux profils d’anciens entrepreneurs, ils craignent également de ne pas parvenir à les canaliser et les faire intégrer au sein d’une hiérarchie. La phase de recrutement est par conséquent primordiale pour détecter les signes d’une incapacité à accepter les règles d’une structure au sein de laquelle ils n’auront plus les tous pouvoirs. «Celui qui a été son propre patron risque d’avoir des difficultés à se réaliser en redevenant un salarié dans une structure rigide, remarque Nicole Conrad, ancienne entrepreneuse aujourd’hui responsable du soutien aux entreprises au Centre Patronal à Paudex.

Mais malheureusement certaines personnes s’imaginent être des entrepreneurs et s’évertuent à vouloir se définir comme tel. Or tout le monde n’est pas fait pour ce métier!» Il est vrai que les personnes qui envisagent de créer leur propre société ne se rendent pas toujours compte de ce que cela implique en pratique. «Il est parfois important de les sensibiliser au fait qu’être entrepreneur c’est travailler à 150%, 7 jours sur 7 dans la grande majorité des cas, et qu’il faut parfois diviser son salaire par 2 ou 3», développe Nicole Conrad. Là encore, il existe beaucoup d’appelés mais peu d’élus. «Entrepreneur reste pour moi le plus beau métier du monde! Mais pour un Steve Jobs ou un Mark Zuckerberg, combien d’échecs?»

L’échec, on y revient. «En Suisse, l’esprit d’entreprenariat et la ‘culture de l’échec’ font encore défaut», souligne Nicole Conrad. Or, comme le montrent les chiffres, pour la moitié des cas après 5 ans, l’un ne va pas sans l’autre. «Heureusement, les choses sont en train de changer. On apprend de ses échecs, ils nous font grandir! Lorsqu’on décide de redevenir salarié après avoir été son propre chef, il ne faut pas hésiter à mettre en avant son parcours. Les anciens entrepreneurs sont des battants, des gens qui osent, ce qui ne peut que plaire aux recruteurs.»
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TEMOIGNAGES

Carine Jaggi, travaille actuellement à la mise en place de nouveaux projets, avait co-fondé et co-dirigé de 1999 à 2001 l’agence web Namics.

«Après mon Master HEC dans les années 1990, j’étais partie au Canada et c’est là-bas que je me suis formée à l’Internet. De retour en Suisse, j’ai travaillé dans diverses agences en tant que gestionnaire de projets avant de fonder en 1999 Namics aux côtés d’Antonio Carriero et avec l’appui de Publigroupe, actionnaire majoritaire de la société.

J’ai eu la chance de connaître les commencements du web en Suisse. Je me souviens qu’au début les dirigeants des entreprises que nous approchions ne voulaient tout simplement pas entendre parler de site Internet, ils ne comprenaient absolument pas pourquoi ils devaient en avoir un! Puis tout le monde s’y est mis. J’avais alors 27 ans, dirigeais une équipe de près de 60 personnes en essayant de maintenir une bonne ambiance malgré un rythme de travail effréné. Ce fût une expérience extrêmement formatrice.

L’ambiance chez Namics était celle d’une start-up, la moyenne d’âge de l’équipe tournait autour de 25 ans. Nous étions tous plus motivés les uns que les autres, on bossait jour et nuit en se nourrissant de pizzas froides… Lorsqu’en 2001 les actionnaires ont décidé de fusionner l’entreprise avec une autre société pour entrer en bourse, j’ai décidé de quitter l’entreprise car l’esprit n’était plus le même.

A l’époque, la RTS voulait développer son pôle Internet et c’est ainsi que je suis entrée dans la grande maison, en tant que journaliste d’abord. Les débuts furent compliqués, le choc des cultures tel qu’après trois semaines j’avais envie de partir. Je venais d’une structure ultra dynamique que j’avais créée et je me retrouvais dans une entreprise publique où tout est plus lent et où les nouveaux projets mettent du temps à éclore. Je ne me sentais pas du tout à ma place.

A la fin de mes trois mois d’essai, je me suis dit qu’avant de partir il fallait au moins tenter quelque chose. Avec une petite équipe, nous avons créé Nouvo (en tant que journaliste d’abord, puis en tant que productrice), puis j’ai lancé Couleurs Locales (productrice et présentatrice) et enfin un Hôtel à la Maison (co-productrice avec Jean-Christophe Liechti). Soit 3 projets en 12 ans, ce qui n’est pas mal pour la RTS. Quand vous avez eu la chance de créer une société, l’esprit d’entreprendre ne vous lâche jamais. Cet esprit, on peut le garder et l’exercer même en tant qu’employé.»
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Eric Tissot, chef du service de l’économie de la Chaux-de-Fonds, auparavant co-directeur et associé de l’agence Trivial Mass Productions Sàrl à Lausanne

«J’adorais l’ambiance start-up, les échanges et projets à développer avec les associés de Trivial Mass. Tout cela était extrêmement stimulant! Même la recherche de mandats, qui peut rebuter certains, je l’ai souvent considérée comme un challenge à relever: il fallait remonter ses manches et s’y mettre!

Ce qui a motivé mon départ de l’agence? Les trajets. Mon bureau se trouvait à Lausanne, mais j’avais décidé de continuer à vivre à La Chaux-de-Fonds… A la longue, cette contrainte était devenue pesante. De plus, je suis très attaché à ma région et à ma ville. Lorsque l’Unesco a inscrit l’urbanisme horloger de la Chaux-de-Fonds à son patrimoine, je me suis mis à rêver et me suis imaginé valoriser se trésor au quotidien. C’est justement à cette période que la Ville a publié une annonce: ils recherchaient un responsable pour la communication externe et la promotion. J’ai immédiatement postulé.

Avoir été associé d’une structure comme Trivial Mass m’a permis d’acquérir – en plus de mes expériences passées dans le marketing et la communication – de nombreuses compétences qui me sont aujourd’hui très utiles. Je pense que ceux qui m’ont recruté à La Chaux-de-Fonds ont notamment apprécié ma capacité à co-gérer une structure et des projets au quotidien, ainsi que mes facultés à créer, concevoir et promouvoir des concepts stratégiques. Le fait que je possède un important réseau a également plaidé en ma faveur.

N’ayant jamais travaillé dans le public, j’ai bien sûr eu d’abord quelques doutes: le rythme me conviendrait-il? La hiérarchie ne serait-elle pas trop imposante? Ma cheffe m’a d’ailleurs avoué quelque temps après mon embauche qu’elle se demandait si je n’allais pas m’ennuyer, le travail à effectuer étant – selon elle – moins excitant que celui d’une jeune agence de communication. Or cela fait plus de 5 ans que je suis dans cette administration et je trouve mon travail toujours aussi passionnant. Je me sens le devoir de faire rayonner ma ville pour ses habitants et hors des limites de son canton.»
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Thomas Gendulphe, responsable des sites d’information de la BCV, a créé en 2009 Fair Web Entertainment, une société de paris en ligne.

«J’ai eu un parcours standard d’ingénieur, puis j’ai travaillé dans différentes entreprises dans la gestion de projets et le conseil. En parallèle, j’avais en tête un modèle de start-up autour des paris en ligne. Lorsqu’en 2009 ce marché s’est ouvert à la concurrence en Europe, j’ai décidé de quitter mon job et de me lancer. J’étais le fondateur de la start-up et nous étions quatre à travailler à son développement. Le business model consistait à permettre aux gens de parier entre amis sur n’importe quel sujet. Nous prenions 10% de commission sur chaque transaction. Après deux ans, force était de constater que notre modèle ne fonctionnait pas: cela n’était tout simplement pas viable, encore moins rentable. J’ai donc décidé d’arrêter l’activité.

Bien sûr, ce qui pousse à redevenir employé quand on a été entrepreneur, c’est la nécessité financière. Et puis j’avais promis à ma femme que si mon projet ne fonctionnait pas je ne me relancerais pas tout de suite dans une nouvelle aventure entrepreneuriale. J’ai alors commencé par offrir mes services de consultant à diverses sociétés. Ce fut pour moi une manière d’effectuer la transition de patron à salarié en douceur.

Je suis entré à la BCV en mai 2011, soit un an après avoir mis un terme aux activités de Fair Web. J’ai d’abord apprécié de retrouver les moyens d’une grande entreprise — dans une start-up on fait comme on peut, on use du système D — et de recevoir chaque fin de mois un salaire plus confortable… Le plus dur ne fut pas de se retrouver à nouveau avec quelqu’un au dessus de moi mais de devoir faire face à une certaine inertie, les projets n’avançant pas aussi vite que dans une start-up. Il faut aussi réapprendre la patience, le compromis, se faire à l’idée que l’on n’est pas consulté pour chaque décision à prendre.

Je pense que les entreprises sont intéressées par les profils d’anciens entrepreneurs. Elles recherchent leur créativité, leur dynamisme, leur capacité à prendre des risques. Mais elles craignent aussi de ne plus pouvoir les contrôler une fois qu’ils entrent en fonction. Les dirigeants des entreprises savent que ce sont ces personnalités qui sont à même de les faire évoluer, mais ils ont peur que les changements soient trop radicaux, ils voudraient qu’ils se fassent en douceur…

Bien qu’à nouveau employé, je continue de me définir comme un entrepreneur. Les idées nouvelles, la créativité, l’envie de faire avancer les choses, tout ça c’est dans mes gènes! Et ça n’est du reste pas incompatible avec le statut de salarié d’une entreprise. C’est un état d’esprit.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.