LATITUDES

Quelle religion à l’ère de l’ego?

Dans une société marquée par l’individualisme, les croyants adoptent une religiosité plus personnelle. Et la concurrence entre activités spirituelles et laïques se renforce.

«Certaines personnes se sont mises à pleurer, car elles parlaient de sujets intimes, qui les touchaient profondément. Et cela quelle que soit leur pratique spirituelle.» Pas moins de 1’300 personnes sondées, dont plus de 70 ont accepté un entretien approfondi d’une heure et demie: la récente étude soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, sous la direction de Jörg Stolz, professeur de sociologie des religions à l’Université de Lausanne, est la plus exhaustive jamais menée sur la spiritualité des Suisses. Des urbains, des ruraux, des jeunes, des personnes âgées, des hommes, des femmes, des Confédérés, des étrangers, des chrétiens, des «sans confession»… Le fruit de ces travaux est sorti en 2015 sous forme d’un livre au titre explicite: Religion et spiritualité à l’ère de l’ego*.

L’intitulé du livre est très approprié, selon Jörg Stolz, «car l’individualisation de la pratique spirituelle — ou de la non-pratique — traverse tous les âges et toutes les confessions. Aujourd’hui, le «moi» a clairement remplacé le ‘nous’.» Les recherches ont permis d’identifier quatre groupes distincts (quoique aux frontières parfois mouvantes) sur la question de la spiritualité. Elles révèlent également une intensification de la «concurrence séculière»: dans un monde où les sollicitations sont nombreuses, difficile de dégager du temps pour la spiritualité… En trois points, voici les principales conclusions de cette étude.

1. Le triomphe de l’ego

On pourrait penser que l’individualisation de la pratique spirituelle ne touche que les personnes ayant adopté une spiritualité alternative. Il n’en est rien. «C’est une constante, qui concerne tous les groupes, y compris les institutionnels, souligne Jörg Stolz. Même les catholiques les plus conservateurs nous disent: «Je vais à la messe, parce que cela me fait du bien.» C’est le «je» qui compte. Or, la religion était vécue très différemment avant les années 1960. Lors des entretiens en profondeur, des personnes âgées nous ont bien raconté cette évolution, de la sphère publique vers la sphère privée, de la tradition vers le choix individuel.»
Moins hiérarchisées que l’Eglise catholique, les Eglises protestantes ont peut-être été «pionnières» de cette individualisation, poursuit le spécialiste. Mais le tournant a réellement été pris dans les années 1960: «Cela n’a pas été une décennie sans spiritualité, mais de grandes remises en question, symbolisées par Vatican II chez les catholiques, et qui a concerné toutes les religions. A partir de là, il y a eu un phénomène de distanciation des religions institutionnelles et d’individualisation de la pratique spirituelle. Cela ne concerne pas que la Suisse, mais tous les pays européens.»

A l’ère de l’ego, la norme ne consiste pas tant à être religieux ou non qu’à choisir sa spiritualité. «Dans notre société, c’est l’individu qui est maître de son destin. Avant les années 1960, on ne choisissait pas d’être religieux ou pas. C’était une donnée sociale.»

2. Quatre grands types de croyances

Dans leur photographie du paysage spirituel suisse à l’ère de l’ego, Jörg Stolz et ses collaborateurs identifient quatre grandes catégories de populations. Les plus nombreux sont les distanciés (57% des personnes sondées). «C’est le groupe de personnes le plus intéressant, celui qui va encore se renforcer, estime le sociologue. Il reste du religieux en eux, ils sont encore membres d’une Eglise du point de vue formel mais ne la fréquentent qu’occasionnellement.»

Les institutionnels, qui s’identifient plus clairement à une Eglise, représentent aujourd’hui un cinquième des sondés (18%). Ils sont suivis des alternatifs (13%), «qui se définissent plutôt comme spirituels que religieux» et recouvrent une vaste palette de pratiques spirituelles. Enfin, les séculiers ferment la marche (12%): ni spirituels ni religieux, ils se définissent comme athées ou indifférents. Schématique, cette typologie recouvre des zones grises, c’est-à-dire des vases communicants entre certains groupes.

3. Concurrence séculière accrue

A l’ère de l’ego, la pratique religieuse et spirituelle se retrouve en forte concurrence avec d’autres activités. «Avant les années 1960, aller au catéchisme était une obligation. Aujourd’hui c’est une option, dont les parents évaluent les coûts et les bénéfices pour leurs enfants.» Une attitude qui a écorné les religions institutionnelles.

Comme le précise l’étude, pour les fournisseurs religieux ou spirituels, cela signifie qu’ils doivent durablement s’adapter à une situation dans laquelle les individus leur sont affiliés non pas en raison d’une tradition mais en raison de leur propre choix, fondé sur une évaluation des services et des prestations. «C’est pourtant sur le terrain de la concurrence séculière que les Eglises ont une marge de manœuvre importante, explique Jörg Stolz. Il est certes de plus en plus difficile d’attirer «individuellement» un public plus éclaté, centré sur lui-même, qui a par ailleurs beaucoup d’autres choses à faire. Mais les religions institutionnelles conservent des atouts à l’ère de l’ego, dont les mots clés sont le développement personnel et la paix intérieure.»

S’il se dit «désolé» d’être toujours le «porteur des mauvaises nouvelles» pour les religions en tant que sociologue, le chercheur estime que ses travaux pourraient ouvrir des pistes de réflexions et de renouvellement pour les Eglises: «L’ère de l’ego implique aussi une forte pression individuelle, celle de «réussir» sa vie. Elle a de nombreux revers. Chacun est responsable de ses succès et de ses échecs. Or, un message chrétien fondamental est que même si l’on ne «réussit» pas selon les normes sociales dominantes, on a de la valeur en tant qu’individu. Cette forme de grâce est un élément potentiellement très attractif pour de nombreuses personnes qui souffrent à l’ère de l’ego.»

*Religion et spiritualité à l’ère de l’ego. Quatre profils d'(in)fidélité, Stolz J., Könemann J., Schneuwly Purdi M., Engleberge T., Krïggeler M., Labor et Fides, 2015.
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ENCADRE

Trois questions à Claude Bovay
La diversité religieuse pose des défis aux institutions sociales, estime Claude Bovay, responsable de la filière Master en travail social de la HES-SO et spécialiste de la question.

Les Suisses ont des croyances de plus en plus individuelles. Comment les institutions sociales réagissent-elles à cela?

C’est difficile de répondre, car la situation des personnes les plus fragilisées est peu investiguée par la recherche. Il n’existe pas de politique centralisée sur ces questions en raison du fédéralisme. Et dans le domaine du travail social, on observe une grande hétérogénéité d’institutions publiques et parapubliques. J’ai par exemple réalisé des recherches dans le domaine carcéral, pour savoir comment la diversité religieuse y était gérée. J’ai pu constater que la culture politique cantonale, voire locale, influençait beaucoup les décisions.

Mais n’y a-t-il tout de même pas une tendance commune à ces institutions?

Je considère qu’on arrive à un modèle standard, caractérisé par le respect de deux principes: la neutralité et l’égalité. Mais leur application relève de la compétence des professionnels sur le terrain. Dans l’ensemble des institutions, on observe une tendance à donner une dimension œcuménique à la figure de l’aumônier. Il y a une réflexion de plus en plus poussée sur les questions religieuses dans les écoles, les hôpitaux ou les services socio-éducatifs. La prise en compte de la diversité concerne les usagers, mais aussi le personnel. Il s’agit d’un travail difficile, qui génère rapidement de gros enjeux: dans le cas du planning familial, comment concilier la mission d’information sociale ou sanitaire avec certains particularismes religieux? Dans le domaine de l’éducation, faut-il traiter les demandes basées sur des motifs religieux au cas par cas ou édicter des règlements?

Ces questions deviennent vite politiques…

Tout à fait. En Suisse, il existe d’ailleurs un grand écart entre la gestion de la question religieuse par les institutions, qui prônent des valeurs comme la sécularisation, le dialogue ou le règlement des demandes au cas par cas, et la politisation de certains débats par l’UDC notamment. Sur la question de l’interdiction du voile à l’école par exemple, il y a d’abord une grande différence entre le nombre de personnes concernées et la mise en scène de l’objet politique. Souhaite-t-on vraiment entrer dans une logique de réglementation qui stigmatiserait une minorité de personnes? Jusque-là, des accords à l’amiable avaient la plupart du temps pu être trouvés pour les personnes concernées.
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Collaboration: Geneviève Ruiz

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 10).

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