KAPITAL

Au secours, j’ai été promu!

Se retrouver à la tête d’une équipe dont on a fait partie comporte de nombreux défis: prendre des décisions impopulaires, annoncer des mauvaises nouvelles ou défendre des positions que l’on avait critiquées par le passé. Témoignages.

A plus d’un titre, être promu au sein de son entreprise fait partie des situations professionnelles parmi les plus complexes à gérer. La personne qui accède à un poste de cadre se sent naturellement valorisée par sa hiérarchie, tout en devant rapidement se positionner vis-à-vis de ses anciens collègues en tant que supérieur. Ce changement de paradigme peut faire naître des fortes tensions: il arrive que le nouveau chef, alors qu’il souhaite concentrer ses efforts sur ses responsabilités nouvelles, se retrouve à devoir gérer les frustrations et jalousies des collaborateurs.

Et il ne s’agit pas des seuls problèmes posés par la promotion. En effet, cette reconnaissance, lorsqu’elle n’est pas souhaitée par l’employé, se transforme parfois en cadeau empoisonné. Comment faire pour refuser la proposition sans passer, auprès de ses supérieurs, du statut de salarié méritant à celui d’employé sans ambition? Un refus comporte-t-il le risque de se retrouver sur la touche en cas de restructuration ou de se voir refuser, dans le futur, toute autre forme de progression? «Les entreprises estiment bien souvent qu’une promotion constitue la seule façon de reconnaître un bon élément, développe Sophie Hautbois, experte en ressources humaines pour Ismat Consulting, une structure qui aide les sociétés à mettre en place des solutions de management. Or, tout le monde n’a pas forcément l’envie ni les armes pour devenir manager. La direction devrait commencer simplement par demander à l’intéressé — avant toute chose — ce qu’il désire réellement.»

La spécialiste ajoute que, dans l’idéal, l’employeur devrait fournir à l’employé promu le soutien nécessaire pour effectuer cette transition. «Mais, dans 90% des cas, aucune structure spécifique n’est mise en place», regrette-t-elle. «Personnellement, je ne crois pas trop aux cours et autres séminaires pour apprendre à devenir manager, explique Bertrand, un informaticien dans le secteur bancaire passé de collègue à chef de service, qui préfère rester anonyme. Bien sûr, c’est un moment délicat à gérer. Il ne faut pas sous-estimer le fait que l’on va commettre des erreurs, que l’on n’a pas forcément l’expérience pour faire face à certaines situations et que d’autres personnes, hiérarchiquement moins bien placées, connaissent mieux le job. Il faut garder à l’esprit que c’est la façon dont sera gérée chaque situation qui permettra d’asseoir sa légitimité.»

Sophie Hautbois — qui a par le passé accompagné de nombreuses personnes dans ce type de situations professionnelles – ne manque pas de recommandations à l’attention des employés nouvellement promus. Elle conseille notamment de se renseigner sur les éventuels compétiteurs qui visaient le poste, de demander à la direction de clarifier la situation auprès de l’équipe le plus rapidement et efficacement possible, ou encore que cette dernière dresse un cahier des charges précis concernant les nouvelles responsabilités acquises. L’échange avec les ex-collègues devenus subalternes est également primordial. «Il faut rencontrer chaque individu, lui expliquer le changement qui se met en place et recueillir ses impressions, ses questions et ses inquiétudes.»

L’experte explique que, une fois installée dans le poste, la personne ne doit pas hésiter à demander à sa direction l’accompagnement et le soutien nécessaires. «Une des erreurs les plus souvent commises est de se transformer en petit chef incapable de déléguer et qui veut tout contrôler. A l’inverse, il ne faut pas non plus chercher à se faire aimer de tout le monde. Il s’agit d’une question de dosage, d’équilibre à trouver.» Si, malgré tous ces efforts, des réticences importantes parmi les collaborateurs demeurent après quelques mois d’exercice en tant que supérieur hiérarchique, il faut chercher à comprendre quels sont les motifs de rejet et d’où proviennent les dysfonctionnements. Sans pour autant tomber dans la démagogie mais en s’efforçant de toujours garder le dialogue ouvert.
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TEMOIGNAGES

«Ne pas aller jusqu’au bout aurait été un énorme échec»

Nasrat Latif, rédacteur en chef de La Télé, a dû s’imposer face à une équipe qui refusait son autorité.

Depuis mars 2014, Nasrat Latif est rédacteur en chef de La Télé, qui emploie 50 personnes entre Lausanne et Fribourg. Le journaliste a débuté sa carrière dans les médias à 13 ans en montant «Le journal à deux balles» qui devient dans les années 2000 le titre des écoles et gymnases lausannois. Plus tard, durant ses études universitaires en sciences politiques, il donne à Fréquence Banane, la radio du campus, une dimension professionnelle en mettant sur pied une rédaction digne de ce nom. Adjoint du rédacteur en chef de la radio LFM en 2008, il devient rédacteur en chef de One FM (une autre radio du groupe) un an plus tard à seulement 24 ans.

Pendant quatre ans, il tient la barre de la chaîne genevoise. Puis la recherche d’un autre défi se fait sentir. «J’ai proposé mon dossier à La Télé et j’ai été engagé en septembre 2013 en tant que journaliste. Pour moi, l’important alors n’était pas d’avoir des gens sous mes ordres mais de relever un nouveau challenge puisque je n’avais aucune expérience en télévision.» A peine six mois plus tard, Tristan Cerf — l’ancien rédacteur en chef — démissionne. «Je me suis alors porté candidat pour sa place et j’ai pris mes fonctions en mars 2014.»

Le moment est alors particulièrement délicat pour la chaîne, qui doit faire face à d’importants problèmes financiers puis à la démission de son directeur général. Les débuts de Nasrat Latif en tant que rédacteur en chef sont difficiles. Une partie de l’équipe lui accorde sa confiance, mais l’autre refuse clairement son autorité. Il doit faire face aux jalousies et aux frustrations, notamment de ceux qui n’ont pas été retenus pour le poste alors qu’ils avaient plus d’expérience en télévision. Pour bon nombre de collaborateurs, malgré un poste similaire au sein d’une radio, six mois dans l’audiovisuel ne suffisent pas à faire de lui le nouvel homme fort de La Télé.

«J’ai vécu les pires moments de ma carrière. Mes adjoints critiquaient ouvertement mes décisions, parfois à raison car j’ai commis des erreurs. Je me suis mis à douter de moi, notamment de mes capacités à rassembler et transmettre mon énergie à mon équipe. Mais je n’ai pas baissé les bras: ne pas aller jusqu’au bout aurait été un énorme échec.»

Durant cette période de transition, les journées sont particulièrement tendues pour Nasrat Latif. Mais il tient bon et finit par s’imposer, malgré les oppositions et grâce au soutien de la direction de la chaîne. Sa ténacité s’avère payante. «Toutes les personnes qui avaient un problème avec moi ou ma façon de travailler ont démissionné dans l’année qui a suivi ma nomination. Et c’est ainsi, en traversant cette épreuve, que j’ai pu asseoir mon leadership. Cette expérience m’a clairement rendu plus solide dans mon rôle de rédacteur en chef.»
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«Je pensais pouvoir diriger sans avoir à m’imposer»

Murielle Madrona, directrice de la société genevoise Mathys, a misé sur la communication avec ses collaborateurs pour trouver sa place.

Durant sa carrière, Murielle Madrona a occupé divers postes à responsabilités dans des PME. Elle arrive chez Mathys, une société genevoise de 38 employés active dans la conception et la construction d’espaces de communication (stands de foires, showrooms), en décembre 2013 en tant que directrice des finances, de l’administration et des ressources humaines. En mars 2015, elle est promue directrice générale. «Lorsque je suis arrivée, l’entreprise était en transition, se souvient-elle. Près de trente ans après sa création, elle traversait des moments délicats. Durant cette phase, je crois que mes compétences ont été particulièrement utiles. C’est ainsi que le fondateur, Christian Mathys, m’a demandé de prendre la direction de la société.»

Lorsque Murielle Madrona entre en fonction, elle commence par voir chaque employé en tête à tête. «Mon domaine, la finance, nécessite un esprit contrôlant, mais je fonctionne à l’humain. En tant que directrice générale, je ne suis pas une soliste sur le devant de la scène, mais un chef d’orchestre. Pour avancer ensemble, j’avais besoin de bien comprendre la fonction de chaque employé, ses envies et ses inquiétudes.»

Qualifiant volontiers son leadership d’empathique, Murielle Madrona a aujourd’hui pris ses marques. «Quand je prends une décision, j’en parle avec les collaborateurs. Lorsqu’ils ne sont pas contents, je leur demande de se mettre à ma place et de me dire ce qu’ils auraient fait différemment. Cela leur permet de mieux comprendre mes choix.» Et de couper court à leurs critiques.

Si la directrice générale de Mathys semble avoir, dans le partage, trouvé une façon simple de garder sa place de supérieur hiérarchique, tel ne fût pas toujours le cas. «J’avais de la peine à m’imposer. Je n’avais pas pris conscience que c’était ce que l’on attendait de moi et pensais pouvoir m’en sortir sans cela. Or, c’est un passage obligé pour asseoir sa crédibilité.»

A-t-elle hésité avant d’accepter la proposition de son employeur? «Oui, j’ai pris le temps de la réflexion. Précédemment, durant ma carrière, j’avais refusé des promotions. J’ai en toute chose un niveau élevé d’exigences et je ne me considérais alors pas comme la meilleure personne pour endosser le rôle que l’on voulait m’offrir. Mais, à plusieurs reprises, les personnes nommées à la place que l’on m’avait proposée n’étaient pas du tout à la hauteur! Plusieurs fois j’ai regretté de ne pas avoir saisi ma chance. Je ne voulais pas que les choses se répètent.»
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«Il faut apprendre à dissocier l’ami du collaborateur»

Aurélie Duplais et Damien Fournier ont pris la direction de Virtua, un processus qui a nécessité une certaine prise de distance avec leurs anciens collègues.

Depuis mars 2015, Aurélie Duplais et Damien Fournier sont les co-directeurs exécutifs de l’agence de communication digitale Virtua, qui emploie plus de 80 collaborateurs à Morges. Impliqués de longue date dans la société, ils ont repris à deux la place de l’ex-CEO, démis de ses fonctions en décembre dernier.

«Il n’y a pas eu de lutte de pouvoir: nous avions déjà des postes de managers (ndlr: il était directeur commercial et elle était en charge du marketing digital) et nous avons grandi en même temps que Virtua», explique Damien Fournier, 32 ans, entré dans l’agence alors qu’il en avait 24, lorsque la PME n’était encore qu’une start-up. Les carrières des deux professionnels ont évolué simultanément au développement de la structure, en absorbant au fur et à mesure — et selon leurs dires «naturellement» — les responsabilités qui s’imposaient.

Parmi les défis à relever au moment de leur entrée en fonction, Aurélie Duplais et Damien Fournier doivent rassurer les équipes. «En tant que directeurs, nous ne disons pas forcément d’autres choses qu’auparavant, mais nos propos sont bien souvent interprétés différemment, expliquent-ils. Il est important de se rendre compte que les mots prononcés ont plus d’impact. Nous nous assurons aussi d’avoir bien été compris en passant plus de temps auprès des collaborateurs.»

La nature des relations avec les anciens collègues change également. Après avoir travaillé à leurs côtés et fraternisé durant de nombreuses années, une certaine distance doit s’installer. «Il faut apprendre à dissocier l’ami du collaborateur. Y parvenir m’a pris environ cinq mois», admet Damien Fournier. La supériorité hiérarchique modifie fatalement la nature des rapports et les comportements des uns et des autres. Et comme pour de nombreuses autres situations, c’est en faisant des erreurs qu’on apprend à ne plus les commettre. «On ne revêt pas du jour au lendemain le costume de CEO, résume Aurélie Duplais. L’important, c’est de rester fidèle à soi-même.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.