LATITUDES

La neurogastronomie pour sublimer le goût

Utiliser de la musique ou des odeurs pour influencer la façon dont le cerveau perçoit ce que l’on mange, c’est le principe de cette tendance qui séduit des grands chefs dans le monde entier.

Le plateau repas de British Airways s’accompagne depuis peu d’un curieux «assaisonnement acoustique» destiné à en intensifier les saveurs. Casque sur les oreilles, les passagers long-courrier reçoivent des suggestions pour des combinaisons optimales. Un verre de vin rouge? Piste 11. Le rock des Pretenders rendra le vin plus robuste. Agneau à la menthe? Piste 5 avec Lily Allen, car musique et cuisine anglaises forment un duo gagnant. Pour un rôti, privilégiez le classique, comme le «Clair de Lune» de Debussy. Et pour le dessert, «You’re beautiful» de James Blunt, dont les notes élevées feront ressortir le sucré.

La compagnie aérienne britannique donne raison au magazine américain Forbes qui prédisait pour 2015 l’avènement de la neurogastronomie. Le concept consiste à introduire des éléments auditifs, visuels, olfactifs ou tactiles pour influencer la façon dont le cerveau perçoit la saveur d’un aliment. Plusieurs recherches démontrent en effet que celle-ci ne dépend pas que du contenu de l’assiette, mais d’une multitude de facteurs.

«Nous avons récemment fait manger un même plat de poisson à 160 cobayes en Ecosse. Une moitié d’entre eux disposait de couverts haut de gamme, et l’autre de couverts de cantine, raconte Charles Spence, directeur du Crossmodal Research Laboratory de l’Université d’Oxford, qui étudie l’interaction des cinq sens dans nos perceptions quotidiennes et dont les recherches ont inspiré la sélection musicale de British Airways. Résultat, les individus avec les couverts luxueux ont trouvé que leur repas avait meilleur goût et étaient prêts à payer plus que ceux qui avaient reçu des couverts bas de gamme.»

Océan et terre mouillée

Dans une autre étude, 10% des individus qui ont mangé une glace à la fraise dans une assiette blanche l’ont trouvée plus sucrée que ceux qui avaient goûté au même produit dans de la vaisselle noire. De même, les assiettes rondes, la lumière rouge ou les notes haut perchées auraient tendance à intensifier le sucré. A l’inverse, les assiettes carrées ou angulaires renforceraient l’acidité, les notes basses l’amertume, et les odeurs de sardine le salé.

Certains chefs n’ont pas attendu ces recherches pour se lancer dans la neurogastronomie, à l’image d’Heston Blumenthal, le pape de la tendance, dans son restaurant The Fat Duck non loin de Londres. Parmi ses plats emblématiques, celui intitulé «Sound of the Sea» est composé de fruits de mer présentés comme une tranche de sable à marée basse, recouverte d’écume d’où dépassent quelques algues. Le convive le déguste avec le bruit de l’océan dans les oreilles, grâce à un iPhone dissimulé dans un gros coquillage. Dans la même veine, le chef français Paul Pairet diffuse des odeurs de terre mouillée pour accompagner son entrée de truffe au pain brûlé dans son établissement de Shanghai, Ultraviolet. D’autres restaurants à Chicago, Londres, Ibiza ou Paris pratiquent aussi cette cuisine multisensorielle.

Réticences helvétiques

Côté suisse, les chefs sont sceptiques. «Foutaise! Ou la cuisine est bonne, ou elle n’est pas bonne, tranche Philippe Chevrier du Domaine de Chateauvieux à Satigny (GE). Même si elle ajoute une touche esthétique au plat, la forme de l’assiette ne va rien changer au goût.» Pour le Genevois, il s’agit d’une «mode qui dans cinq ans va faire un bide».

Carlo Crisci, du restaurant du Cerf à Cossonay (VD), se montre un peu moins catégorique. «Il y a certainement des éléments à tirer des neurosciences en gastronomie, mais cela ne constitue pas l’ADN de la cuisine», estime-t-il. La démarche a des limites. «Partager un repas avec des écouteurs dans les oreilles, c’est d’une tristesse désopilante.»

Son collègue Denis Martin, du restaurant éponyme à Vevey, considère que la neurogastronomie a toujours existé, mais ne veut pas «d’une cuisine cérébrale qui entrave la convivialité». Il redoute l’arrivée des produits dérivés. «Je le vois venir gros comme une maison. On va se retrouver avec des kits de neurogastronomie, comme c’est arrivé avec la cuisine moléculaire. Et quand on se retrouve dans la vente plutôt que l’expérimentation, on perd le plus important.»

En attendant que la vague neurogastronomique atteigne les restaurants suisses, rien n’empêche les impatients de mener leurs propres tests: boire son thé dans une tasse rouge en diminuant la dose de sucre, privilégier les assiettes rondes pour servir les endives aux enfants, ou écouter du rock pour sublimer son vin rouge…
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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.