LATITUDES

Une pilule contre les peines de cœur

Effacer un sentiment amoureux par la prise d’un médicament? Théoriquement possible, le développement d’un tel traitement jugé contre-nature suscite le débat.

Soigner un chagrin d’amour par un traitement chimique, l’idée semble saugrenue. Mais elle pourrait devenir réalité selon Brian D. Earp, chercheur en sciences cognitives à l’Université d’Oxford. Depuis quelques mois, ses travaux sur la biotechnologie de l’amour ravivent les discussions sur la possibilité de médicaliser le sentiment amoureux ou d’en contrôler l’intensité, voire le faire disparaître. «Les liens entre amour et cerveau sont investigués sérieusement depuis dix ans, explique le neuroéthicien. Les effets secondaires de certains médicaments existants, contre la dépression notamment, sont bien connus et affectent déjà indirectement les émotions et le désir sexuel de leurs patients. Alors pourquoi ne pas s’aider de la technologie pour se détacher d’une relation douloureuse, voire destructrice, comme dans une situation de violence domestique ou de passion incontrôlable?»

Le chercheur s’appuie notamment sur les premières expérimentations dirigées par le neurobiologiste américain Larry J. Young dans les années 2000 sur des campagnols, une espèce très proche de l’être humain dans ses comportements et réactions relatifs à l’attachement. «Young a pu démontrer qu’en bloquant l’action naturelle d’ocytocine chez les campagnols femelles, traditionnellement monogames, celles-ci devenaient plus volages», explique Ron Stoop, neurobiologiste au Centre de Neurosciences Psychiatriques du CHUV et spécialiste de cette molécule. Communément appelée «hormone de l’amour», cette substance secrétée naturellement par le corps, aux effets anxiolytiques, favorise les liens affectifs.

L’amour, un phénomène vital

L’ocytocine est facile à synthétiser et elle est déjà administrée sous forme de sprays pour faciliter l’allaitement et d’injection pour aider à l’accouchement par exemple. «Traduire ces expériences affectant le comportement amoureux sur l’humain, et de plus en touchant le cerveau, me semble être toutefois encore une musique d’avenir, estime le neurobiologiste. Les sprays utilisés ont par ailleurs une portée sur le court terme seulement. Un tel médicament, s’il est développé, ne sortira sûrement pas avant au moins une dizaine d’années.»

Les bases neurobiologiques sont donc bien présentes et un traitement «anti-amour» serait théoriquement réalisable. L’efficacité et l’éthique d’un tel remède pose pourtant problème à Francesco Bianchi-Demicheli, responsable de la consultation de Médecine sexuelle et enseignant de sexologie aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), qui étudie également les mécanismes neurobiologiques du sentiment amoureux. «On essaie constamment de décrire l’amour sous l’angle pathologique, comme une maladie, une forme d’obsession et de dépendance. Mais il faut voir l’amour comme un système fonctionnel. Il est un phénomène vital et la science ne peut pas en expliquer toute la complexité!»

Selon le spécialiste, déranger l’un de ses circuits en bloquant une hormone ou une autre peut perturber d’autres systèmes qui lui sont reliés. «Bloquer pharmacologiquement la manifestation d’un sentiment est contre-nature. Et ses effets restent encore trop incertains.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.