En pleine crise financière, des voix prédisaient la perte de milliers d’emplois bancaires en Suisse romande. Cinq ans plus tard, le nombre de postes n’a pas chuté.
Cinq mille, et sans doute plus. C’était le nombre d’emplois financiers sensés disparaître à Genève, victimes de la crise et des atteintes au secret bancaire. En y ajoutant les suppressions chez les sous-traitants, le chiffre grimpait à 15’000 postes. Ces prévisions provenaient de Jean-Pierre Béguelin, le chef-économiste de la banque Pictet, interviewé en octobre 2009 par le magazine «Private Banking». Il basait son scénario «sur des hypothèses extrêmes», à savoir la suppression totale du secret bancaire, l’échange automatique d’information, et la fuite de la moitié des clients étrangers.
Cinq ans plus tard, le secret bancaire fiscal est mort et l’échange automatique des données plus qu’une question de temps. Pourtant ces prévisions ne se vérifient pas dans les chiffres (lire l’encadré). Le pronostic était-il trop alarmiste? «J’ai peut-être été un peu pessimiste, admet Jean-Pierre Béguelin, aujourd’hui économiste indépendant et chroniqueur au quotidien «Le Temps». Finalement, moins de la moitié des clients étrangers sont partis. Cela confirme qu’il y avait beaucoup d’estimations farfelues et surévaluées concernant la part des fonds non déclarés en Suisse.»
Les statistiques de la Banque Nationale Suisse (BNS) indiquent que les stocks des titres possédés par des particuliers étrangers et déposés dans des banques suisses atteignaient 1042 milliards de francs en 2007. En août 2014, ils ne se montaient plus qu’à 560 milliards. «La principale chute a eu lieu en 2008, quand ces stocks sont passés à 671 milliards en raison de l’effondrement des cours sur les marchés», précise-t-il. C’est seulement ensuite que certains particuliers ont retiré leurs fonds.
Tous les experts s’accordent à dire que grâce à sa grande diversification, la place financière genevoise a bien encaissé le choc de la crise de la fin des années 2000 et des atteintes au secret bancaire. «Avec leur clientèle venant non seulement de la ‘Vieille Europe’, mais aussi des marchés émergents et du Moyen-Orient, les banques de Suisse romande ont mieux surmonté la crise que la place financière de Lugano, trop focalisée sur la clientèle italienne», analyse Martin Schilling, responsable Corporate Finance Financial Services pour le cabinet d’audit et de conseil PricewaterhouseCoopers (PwC) Suisse. Le vaste éventail d’activités, notamment lié au négoce, a aussi contribué à préserver les emplois dans la Cité de Calvin.
Mauvaise ambiance
Des postes ont bien été coupés ou externalisés dans le backoffice, les services informatiques ou de traduction. Mais pour l’instant, ces pertes ont été compensées par la création de places de travail dues aux nouvelles réglementations. «Les banques de taille moyenne ont beaucoup engagé de juristes, de comptables et d’auditeurs dans le domaine de la compliance», relève Edouard Cuendet, directeur de la Fondation Genève Place Financière. Ces mesures ont toutefois fait grimper les coûts, alors que les profits des établissements s’inscrivent à la baisse. Par conséquent, les bonus des employés ont chuté. «Dans l’industrie horlogère, il y a le chômage technique, poursuit-il. Dans la banque nous n’avons pas cet instrument à disposition, mais nous utilisons la part variable du salaire comme soupape afin de pouvoir maintenir le nombre de collaborateurs.»
Les chiffres ont beau être rassurants, dans le milieu, l’atmosphère est lourde. «Nous sommes confrontés à des licenciements collectifs et des restructurations, rappelle Clément Dubois, responsable de la section romande de l’Association suisse des employés de banque. En ce moment, tout bouge et il y a beaucoup d’insécurité. Il règne une concurrence acharnée entre places financières, établissements bancaires et même entre employés.»
«L’ambiance n’est pas au beau fixe dans la profession», confirme Michel Dérobert, directeur de l’Association de Banques Privées Suisses. Et quels que soient les efforts du monde bancaire romand pour s’adapter à la nouvelle donne, le retour à la stabilité n’est pas pour demain. «On a sous-estimé les phénomènes d’inertie, prévient-il. On s’attendait à ce que l’avalanche réglementaire et la relativisation du secret bancaire aient des conséquences rapides, mais cela prend du temps.»
Pour l’heure, ce sont les deux grandes banques suisses, UBS et Credit Suisse, qui ont connu les plus fortes réductions d’effectifs. Au niveau national, leur nombre d’emplois est passé de 66’924 au moment de l’euphorie bancaire en 2007, à 54’771 en 2013, selon la BNS (soit une baisse de 18%). A Genève, les emplois des deux banques mammouth ont plafonné à 3502 en 2009 et sont retombées à 2819 en 2014. «Les coupes ont probablement surtout eu lieu dans les activités de banque d’investissement», précise Jean-Pierre Béguelin.
Disparitions de banques
Mais les petites banques paient aussi un lourd tribut à la vague de restructurations. «Dans le private banking, nous observons une redistribution des petits acteurs vers les grands établissements», fait remarquer Olivier Gauderon, associé du département des services financiers chez KPMG à Genève. Dans une étude portant sur 94 banques spécialisées dans la gestion de fortune publiée en septembre, la société d’audit et de conseil en entreprise conclut que, sur la période 2007-2013, les petits et moyens établissements ont supprimé près de 2’500 emplois, tandis que les grands en ont créé 3’000. En effet, pas tous les petits acteurs n’ont eu les moyens de mettre sur pied les coûteuses infrastructures de compliance tout en faisant face aux baisses de revenus.
Autre manifestation de la crise, le nombre d’établissements bancaires a clairement diminué. A Genève, il est passé de 145 en 2005 à 121 en 2014. Certaines banques ont disparues, tandis que d’autres ont été absorbées par des tiers dans des mouvements de consolidation. L’Union Bancaire Privée (UBP) a par exemple racheté les activités de banque privée internationale de Lloyds Banking Group en mai 2013. «La reprise n’a été que très partielle, nuance Clément Dubois. L’UBP a juste repris quelques gestionnaires de comptes en espérant aussi transférer les clients de ces gestionnaires.»
La diminution du nombre de banques ne fait d’ailleurs que commencer, selon Martin Schilling de PwC. «En Suisse, nous comptons environ 150 banques actives dans le Private Banking, mais dans ce marché, elles sont nombreuses à peiner pour maintenir leurs marges. J’imagine que 25% d’entre elles auront disparu d’ici trois à cinq ans.» Cette diminution pourrait signifier la perte de 10% des quelque 50’000 postes de gestion de fortune en Suisse, soit 5’000 au total. «Les places financières de Genève, Lugano et Zurich devraient être touchées de manière semblable», estime le spécialiste.
Etrangers refroidis
Les banques étrangères comptent aussi parmi les victimes de la crise. Entre 2007 et 2014, neuf banques en mains étrangères et quinze représentations de banques, étrangères elles aussi, ont disparu de la place financière genevoise. Le phénomène s’observe aussi au niveau national. Le nombre des banques étrangères, succursales de banques étrangères et autres prestataires de services financiers est passé de 140 en 2008 à 113 en 2014, selon des chiffres l’Association des banques étrangères en Suisse. «Certains de ces établissements étaient là uniquement pour le secret bancaire», note Jean-Pierre Béguelin.
«Le fait que des banques partent n’est pas exceptionnel, car des mouvements ont toujours existé, explique Raoul Würgler, secrétaire général adjoint de l’Association des banques étrangères en Suisse. La différence est qu’avant, il y avait toujours des arrivées pour compenser ces départs, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.» Deux banques viennent de s’installer en Suisse en 2014, mettant fin à une série de trois ans quasiment sans aucune arrivée. «Certaines banques sont parties par manque de liquidités de la maison mère suite à la crise financière, et d’autres en raison d’un repositionnement dans le contexte des programmes de régularisation fiscale, détaille-t-il. Le programme de régularisation américain aura probablement aussi son impact.»
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ENCADRES
Près de 20’000 banquiers
Selon les données de l’Office genevois de la statistique, les emplois dans les activités de services financiers, hors assurances et caisses de retraite, ont augmenté ces dernières années. Ils sont passés de 21’009 en 2008 à 21’899 en 2011 (les données pour les années suivantes ne sont pas disponibles). Selon les chiffres de la Fondation Genève Place Financière, on comptait 16’644 emplois bancaires en 2005. Ils ont passé la barre des 19’000 en 2008 et ne sont plus redescendus en dessous, atteignant même un pic de 20’753 en 2012. En octobre 2014, on comptait 19’415 employés dans le secteur bancaire à Genève.
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«Avant, l’argent arrivait dans nos coffres presque automatiquement»
Les défis s’accumulent pour la place financière genevoise. «Le premier choc est passé, estime Jean-Pierre Béguelin, ancien chef-économiste de la banque Pictet. Le tableau n’est pas aussi noir que ce qu’on pensait, mais il reste gris, car la rentabilité de la gestion de fortune est tendanciellement à la baisse, en raison de clients plus exigeants et d’exigences légales plus fortes.»
En septembre, Genève a perdu quatre rangs au classement des places financières globales établi par Z/Yen, un think tank britannique. Elle a été éjectée du top 10, passant de la neuvième à la treizième place, derrière Chicago et devant Vancouver. «Ce classement reflète les doutes des experts concernant les conditions cadre de la place, interprète Edouard Cuendet, directeur de la Fondation Genève Place Financière. Nous avons montré notre forte capacité d’adaptation pendant la crise, mais nous devons rester compétitifs. Il faut en terminer avec le «Swiss finish», cette dernière couche qui fait que tout est plus compliqué en Suisse», exhorte-t-il.
Une banque asiatique en a justement fait l’expérience. «Elle souhaitait venir en Suisse mais y a renoncé après avoir pris connaissance de la lourdeur et de l’imprévisibilité des procédures», se désole Raoul Würgler, secrétaire général adjoint de l’Association des banques étrangères en Suisse. L’homme s’inquiète aussi du fait que la Suisse est la seule place financière d’Europe qui ne compte aucune banque chinoise. «Si nous voulons rester une grande place financière internationale, nous devons nous ouvrir au monde. Et aujourd’hui le monde ne se limite plus aux Etats-Unis et à l’Europe.»
La plupart des experts se disent en outre préoccupés par les nouvelles réglementations, comme la directive européenne MiFID 2, critiquée pour son protectionnisme en faveur des marchés européens. Mais quoiqu’il en soit, même si les banques finissent par être toutes soumises aux mêmes règles du jeu, le «bon vieux temps» pour les banques helvétiques appartient définitivement au passé, selon Martin Schilling, responsable Corporate Finance Financial Services pour le cabinet d’audit et de conseil PwC Suisse. «Avant, l’argent arrivait dans nos coffres presque automatiquement, en raison de la tradition bancaire et de la stabilité du pays. Mais maintenant les banques suisses vont devoir offrir plus, en matière de compréhension des besoins du client et de performance. Ce sera difficile et tous n’y parviendront pas.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.