LATITUDES

«Le jeu répond à l’ennui de nos sociétés»

Longtemps jugé futile, le jeu pourrait servir à réenchanter un monde désabusé, selon le sociologue Aurélien Fouillet. Interview.

Où que l’on regarde, le jeu est omniprésent: du petit écran diffusant les compétitions sportives aux réseaux sociaux, en passant par les séries télévisées et leurs produits dérivés. De «Game of Thrones» à «Sherlock», celles-ci sont déclinées en jeux de plateau ou encore en sites interactifs et ludiques. Les mécanismes propres au jeu ont dépassé la seule sphère du divertissement pour influencer de nombreux autres domaines. Manifestation inquiétante d’une société «immature»?

Pas aux yeux d’Aurélien Fouillet, spécialisé dans la «sociologie de l’imaginaire». Chercheur dans un institut au nom tout aussi poétique – le Centre d’études sur l’actuel et le quotidien à l’Université Paris V René Descartes –, il pose sur la «gamification» effrénée de notre planète un regard rafraîchissant. Dans l’ouvrage «L’Empire ludique. Comment le monde devient (enfin) un jeu»*, qui a rencontré un fort écho dans la presse francophone, il montre comment le jeu, activité souvent dépréciée, permet en réalité de se réinventer dans un monde aux codes bouleversés.

Dans votre livre, vous dites que l’«esprit du jeu» revient en force aujourd’hui. Mais de quel jeu parlez-vous?

De tous les jeux! Je ne fais volontairement pas de différence entre jouer au Monopoly, à la poupée, à World of Warcraft ou encore au Cosplay (pratique venue du Japon qui consiste à se déguiser lors de rassemblements en personnage de bande dessinée, de manga ou de film, ndlr). Tous ces jeux constituent en fait des espaces où l’on va expérimenter, modifier, détourner les rôles et les façons de vivre ensemble définies par un ensemble de règle usuelles.

Le jeu comme évasion, donc?

Non, comme lieu de création, d’expression d’une force vitale dans une société en perte de repères, en saturation. Le jeu réinvente le vivre ensemble. Ce qui change aujourd’hui c’est le regard que nous portons sur cette activité longtemps mise en marge, reléguée à la sphère des loisirs, alors que le travail était central. Ces codes sont bouleversés: l’importance et le modèle de l’entreprise sont remis en question. Le jeu n’est plus seulement quelque chose d’enfantin, de frivole, sans conséquences.

Pourquoi cette omniprésence du jeu?

Mais par ennui! Nos sociétés ont produit de l’ennui. Voyez la foule solitaire, les centaines de personnes réunies dans les mêmes wagons de métro et isolées malgré tout. Le corollaire de la standardisation de la vie contemporaine est la disparition de l’aventure, de l’imprévu. Cet ennui se traduit par une angoisse sociale. Angoisse qui va produire un appel irrépressible à l’aventure. Cela passe par le jeu, qui permet de se réadapter et de réenchanter le monde.

Dans quel sens?

Nous vivons une phase d’indécision et d’incertitudes, et nous avons oublié combien la modernité a d’abord été magique. Je me souviens de mon grand-père qui me racontait l’arrivée de la première voiture dans son village! L’eau qui coule du robinet, l’électricité, les voitures… Depuis, la standardisation, la consommation de masse, les crises sanitaires, sans parler du sida ou d’Ebola en ce moment sont venus noircir le tableau. Même l’espace de la ville, longtemps perçu comme un refuge protecteur, s’est fragilisé. Voyez Détroit ou La Nouvelle-Orléans aux Etats-Unis. Les promesses s’épuisent, d’où le désenchantement. Qu’il s’agisse de jouer à la marelle, aux cow-boys ou à Tinder (app de rencontre, ndlr), le jeu est un moyen d’appropriation et de détournement, mais aussi un espace «transitionnel»: le jeu fait lien entre soi et le monde. En ce sens, je m’appuie sur les travaux de Donald Winnicott (pédopsychiatre britannique, 1896-1971, ndlr), qui voyait le jeu comme l’espace où se construit, pour l’enfant, ce qu’il y a entre ses espérances et le monde réel.

N’est-ce pas problématique que ce réenchantement passe par le monde virtuel?

A mon sens, cette distinction entre réel et virtuel est artificielle. Je parlerais plutôt d’un déplacement de la vérité vers la sincérité. Le virtuel, c’est ce qui est aussi de l’ordre du possible. Les joueurs sont en quête de l’expérience partagée de quelque chose qui pourrait se réaliser. J’évoque dans mon livre l’histoire de cette femme d’une cinquantaine d’années, mariée et mère de famille, qui est tombée amoureuse d’un avatar rencontré dans le jeu vidéo World of Warcraft. Peut-être cet avatar était-il quelqu’un qui ne lui aurait pas plu du tout «en vrai». Mais ses sentiments étaient sincères, bien réels.

Quel est le rôle de la technologie dans ces évolutions?

Elle est un catalyseur. Elle ouvre un espace qui n’est pas codifié par les normes traditionnelles. Par exemple, le téléphone portable a ouvert le jeu à tout un pan de la société. Le jeu vidéo, longtemps réservé aux hommes, n’est plus du tout masculin. Que ce soit sur Second Life ou World of Warcraft, on réinvente de nouvelles règles, des alliances, des logiques d’appartenance.

Vous évoquiez la solitude de la modernité. Que faites-vous du joueur absorbé des heures durant par son écran?

Je ne dis pas que le risque de perdre pied n’existe pas. Je ne suis pas psychiatre, mais je pense que la folie est dans l’addiction à l’écran, non dans les jeux vidéo eux-mêmes comme on l’entend souvent. L’addiction, et non le jeu, est la névrose de nos sociétés, comme l’hystérie était celle des sociétés du XIXe siècle. Par ailleurs, de moins en moins de jeux sont solitaires. Même dans une application qui paraît toute bête comme Candy Crush (lancée sur Facebook en 2012, ndlr), le but est de donner et de recevoir des vies. Rappelez-vous de l’aspect intergénérationnel de la console Wii, des campagnes publicitaires pour Nintendo qui mettent en scène parents et enfants réunis… Le jeu est prétexte à partager quelque chose, il permet de recréer du lien social. C’est en ce sens qu’il réinvente le vivre ensemble.

Outre les jeux vidéo, des pratiques comme le «Cosplay» relèvent également de ces nouveaux liens sociaux?

Oui, dans le sens où ces figures et leurs déguisements se diffusent dans l’ensemble de la société, là où se fait la culture. Dans une structure tragique, on se «dépatouille» du réel avec ses amis, avec une histoire qui va donner du sens. Ces figures, prétexte pour se raconter une histoire, appartiennent aujourd’hui à une mémoire collective, un patrimoine commun. Dans les années 1980, les héros étaient des individus forts et seuls contre tous, comme Rambo. Aujourd’hui, que ce soit dans Harry Potter ou Hunger Games, le héros ne peut pas s’en sortir seul. Nous assistons à un retour du communautaire, du «tribal» selon Michel Maffesoli (sociologue français auteur de «Le temps des tribus: le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes», 1988, ndlr). Même le selfie, qui évoque le culte du «je», n’existe que s’il est partagé. Aujourd’hui, on revient au jeu comme créateur de culture.

Que voulez-vous dire?

Historiquement, le jeu traverse les âges et les pratiques sociales. Il imprègne toute civilisation, comme l’a bien montré le livre «L’esprit du jeu chez les Aztèques» (de Christian Duverger, 1979, ndlr). Qu’est-ce que le carnaval chez nous, sinon un jeu de rôle? L’industrie du divertissement, la pop culture, des personnalités comme Nabilla, sont des symptômes de notre carnaval contemporain, des parenthèses dans lesquelles chacun peut faire l’expérience qu’un autre monde est possible.

Nabilla, vraiment?

Je fais exprès de prendre un exemple extrême! Mais oui, d’une certaine manière, Nabilla est une figure carnavalesque. Qu’elle puisse devenir quelqu’un «d’important» est la preuve qu’un autre monde est possible, que la transformation est possible. On retrouve cet aspect carnavalesque aussi bien dans le «Cosplay» que dans une émission de télé-réalité comme «Masterchef». Un tourneur-fraiseur qui s’inscrit au télé-crochet «The Voice» se projette dans une autre vie, dans de multiples aventures.

Des zombies ou Nabilla comme figures emblématiques, ce n’est pourtant pas très encourageant…

Face au monde qui change, j’entends rester optimiste. Bien sûr, Tinder remet en question l’idée du couple traditionnel par exemple. Mais on ne peut pas simplement se dire «tout fout le camp»! Je constate que «quelque chose», autre chose, est en train de naître. Nous assistons à l’émergence de nouvelles formes d’organisations, de nouveaux modèles de collaboration. Les jeunes générations réinventent les codes sociaux. C’est à elles de le faire et c’est encourageant qu’elles le fassent. Il a fallu des siècles pour affirmer de nouvelles formes sociales. Et puis, les enfants, en faisant des expériences, se trompent. Mais c’est ainsi qu’ils grandissent.

*«L’Empire ludique, comment le monde devient (enfin) un jeu» (éditions François Bourin)
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 8).