KAPITAL

Grosse pression sur les petits horlogers

Ralentissement en Chine, crise en Europe de l’Est, verrouillage de la distribution par les géants du secteur: les mauvaises nouvelles s’accumulent pour les marques horlogères indépendantes.

Chaque année, MELB Holding reçoit entre 50 et 100 dossiers de marques horlogères suisses indépendantes, intéressées par un rapprochement. La société familiale de Georges-Henri Meylan, ancien directeur d’Audemars Piguet, fait figure de Graal aux yeux de nombreux horlogers en difficulté. La raison? En 2012, elle a sauvé de la déroute — dans le premier cas de manière in extremis — deux marques indépendantes, à l’ADN bien différent: la neuchâteloise Hautlence, au design très audacieux, et la schaffhousoise H. Moser & Cie, qui privilégie pour sa part une approche ultra-classique. Des PME qui ont en commun d’œuvrer dans la haute horlogerie, avec, par exemple, des premiers prix à 30’000 francs chez Hautlence.

Derrière les chiffres globaux des exportations horlogères helvétiques, qui ont explosé en 2012 et 2013 et continué de croître en 2014, le décor est moins rose pour les indépendants. «Beaucoup de petites marques sont aujourd’hui en mode survie. De notre côté, nous sommes en phase de redémarrage», souligne Guillaume Tetu, à la tête de Hautlence. La société espère retrouver un exercice dans le noir en 2015, forte des réseaux et capitaux de MELB Holding ainsi que de sa filiale de distribution asiatique, mais aussi en proposant des prix plus abordables qu’auparavant. Sans oublier le soutien de son nouvel ambassadeur, Eric Cantona.

Du côté de H. Moser & Cie, c’est désormais Edouard Meylan, fils de l’ancien dirigeant d’Audemars Piguet, qui est aux commandes: «Nous avons amené une gestion plus financière de la société. Avant, la marque créait des produits qui plaisaient aux ingénieurs, hors des réalités du marché. Il y avait un problème avec le prix de revient.» Exemple: s’il fallait 90 heures pour assembler une montre à calendrier perpétuel en 2012, aujourd’hui ce processus ne prend plus que 30 heures. «A 100 francs l’heure, on économise tout de même 6’000 francs par montre.» La société a vu son personnel passer de 80 à 55 personnes. Elle espère, comme sa petite sœur Hautlence, revenir à l’équilibre financier en 2015.

Disparition du salon des indépendants

Comme l’illustrent ces parcours sinueux, de lourds nuages planent sur les horlogers indépendants suisses. Deux gros obstacles, combinés, créent actuellement des difficultés que certaines marques risquent de ne pouvoir surmonter. D’un côté, une tendance lourde: la pression croissante des géants horlogers tant sur la livraison de composants stratégiques que sur la distribution. De l’autre, une raison conjoncturelle: la baisse simultanée de la demande en Chine et en Russie, deux marchés particulièrement importants pour ces marques.

La fin du salon des petites marques indépendantes, le Geneva Time Exhibition, qui avait lieu depuis 2010 en parallèle au Salon international de la Haute Horlogerie de Genève, illustre ces difficultés. Les organisateurs ont dû mettre la clé sous la porte en raison d’un nombre insuffisant d’exposants.

Contrairement à Hautlence et H. Moser & Cie, la marque neuchâteloise Marvin Watch a, elle, bel et bien, connu la faillite… pendant six mois. Elle tente aujourd’hui de renaître de ses cendres suite à son rachat par un investisseur chinois, également propriétaire de la marque Manjaz à Bienne. La nouvelle directrice générale, Maïna Weber, était déjà présente dans l’entreprise avant la faillite: «Le gros problème des petites sociétés, c’est le manque de liquidités pour l’approvisionnement et le marketing.»

Active sur le segment du moyen de gamme, affichant des prix allant de 300 à 3’000 francs qui la placent en concurrence directe avec des poids lourds comme Tissot ou Longines, une marque comme Marvin doit «faire du volume», ce qui passe par des campagnes publicitaires onéreuses. «En plus, la production s’est arrêtée pendant six mois. C’est un long processus de relancer la marque. Nous essayons de partager les frais avec Manjaz, en particulier pour la logistique et la distribution en Asie. Notre espoir est d’arriver à dépasser les 15’000 pièces en 2016 et de retrouver ainsi les chiffres noirs.»

La distribution, nerf de la guerre

Ancien de Rolex, Lionel Betoux a quant à lui décidé de reprendre en mars 2013 une marque haut de gamme qui connaissait des difficultés, Cabestan, implantée dans la Vallée de Joux et à Genève. «C’est un défi très complexe mais passionnant. Avant mon arrivée, il y avait un problème au niveau du marketing et de la communication. La montre ne fait pas à elle seule la différence: il faut un encadrement et une promotion efficaces, créer de la visibilité mais aussi de la sympathie auprès des clients et des détaillants.»

Au moins, pas besoin de faire du volume avec des modèles d’un prix moyen de 200’000 francs. «Les prix ont été revus un peu à la baisse et nous sommes passés de la vente d’une dizaine à une trentaine de modèles par an.» La société est en phase de relance. «Tout coûte très cher. Et un détaillant peut vous promettre de prendre un stock pour l’automne puis se raviser. Sur d’aussi petites quantités, chaque événement de ce genre a un impact.»

Pour les petites marques, la distribution reste le nerf de la guerre. Car les détaillants sont aussi sous pression et l’espace en vitrine à disposition des «petits» a eu tendance à se réduire ces dernières années. «Il est clair que les détaillants doivent avoir l’audace de nous exposer. Il y a un phénomène de concentration de la distribution mais ceux qui restent sont plus intéressés par des marques alternatives», note Guillaume Tetu de Hautlence.

Chez Marvin, Maïna Weber lance un appel aux détaillants: «Si ceux-ci ne veulent pas finir par devenir des ‘employés’ des groupes, il leur faut des indépendants. Ils feront peut-être plus de rotations avec des marques connues, mais un jour tout risque de disparaître. Nous proposons un travail sur le long terme et n’imposons pas des clauses aussi strictes.»

«Tenir le coup dans la tempête»

Pour Laurent Ferrier, horloger indépendant à Plan-les-Ouates (GE), tout avait bien commencé: en 2010, il lance dans l’euphorie sa marque haut de gamme à la ligne classique. Pour sa première participation, il remporte le prix de la montre Homme au prestigieux Grand Prix d’horlogerie de Genève. Du jamais vu! Ses modèles sont particulièrement appréciés en Extrême-Orient. Dans la foulée, il mise sur un nouveau marché, l’Ukraine… La suite s’avère moins facile, avec le ralentissement de la demande asiatique et la crise ukrainienne, qui pèsent actuellement sur la petite structure de 15 personnes.

«En horlogerie, l’image ne suffit pas. Le métier nécessite des investissements conséquents pour répondre à une demande particulièrement exigeante. Nous ne bénéficions malheureusement pas du soutien d’un milliardaire qui nous épaule dans les périodes difficiles… Et nos fournisseurs eux-mêmes connaissent des difficultés, qui se reportent sur nous.» L’horloger «fait le dos rond» en espérant que le marché asiatique reparte à la hausse. «Il faut tenir le coup dans la tempête. Si le marché asiatique avait continué au même rythme, nous serions toujours euphoriques aujourd’hui!»

En attendant, des marchés traditionnels comme la France permettent de compenser un peu les résultats, qui ont viré du noir au «gris». «Heureusement, nous restons assez flexibles du fait de notre petite taille justement, et pouvons réduire la voilure. Actuellement, toutes les petites sociétés horlogères souffrent.»

Il faut souligner que Russes et Chinois occupent une place à part dans le petit monde des indépendants. «Ces marchés permettaient à beaucoup de survivre. Les Russes en particulier apprécient les marques non conventionnelles et les nouveautés. Les Chinois sont plus traditionnels. Le fait que les marchés chinois et russes baissent simultanément et rapidement pose un gros problème à l’industrie. Beaucoup de marques n’ont pas eu assez de temps pour se développer ailleurs», analyse Nicolas Courcoux, directeur des ventes de la marque Slyde à Luins (VD).

Un ralentissement qui ne touche du reste pas que les petits: certaines grandes maisons horlogères également ont instauré des plans d’économies ou réduit leurs effectifs ces derniers mois, à l’image des mesures de chômage partiel introduites chez Cartier à Fribourg.

Nouveaux modèles d’affaires

Lancée en 2012, Slyde se distingue de son côté par un modèle d’affaires original: des cadrans digitaux qui reproduisent des mouvements et complications horlogères. «Nous souhaitons donner accès à la haute horlogerie Swiss made à un prix abordable – en moyenne 8’500 francs», souligne Nicolas Courcoux.

A son lancement, on ne parlait pas encore d’un autre séisme en train de gagner l’industrie horlogère: la montre connectée, dont Apple va commercialiser un premier exemplaire en 2015. Si Nicolas Courcoux dit se réjouir de la popularisation de modèles différents du quartz ou de l’automatique, il nuance toutefois la comparaison: «Nous ne proposons pas de connexion avec un téléphone, mais une vraie montre de luxe pourvue d’un écran digital tactile. Et notre réserve de marche est bien plus importante que celle d’une smartwatch. Leur gros problème, c’est la batterie.»

Fruit de la collaboration entre le designer horloger réputé Jörg Hysek et l’entrepreneur Alain Nicod (cofondateur de LeShop), le produit a nécessité trois ans et demi de développement et des investissements de l’ordre d’une dizaine de millions de francs. La société est née de manière originale: le fournisseur de mouvements de l’ancienne marque de Jörg Hysek s’est fait racheter et n’a dès lors plus pu livrer ses moteurs horlogers, ce qui a décidé le designer à se lancer dans le «tout digital».

«Nous sommes aujourd’hui presque dans les chiffres noirs. Mais devenir rentable, cela prend du temps dans notre secteur!» Elle aussi très dépendante du marché russe, qui représente près de la moitié des ventes, la société a été impactée par l’effondrement de la valeur du rouble. «Cependant, notre gros avantage, aujourd’hui, est que nous n’avons pas besoin de nous approvisionner en cadrans, aiguilles et mouvements, qui sont des goulets d’étranglement sur le marché horloger. Et une partie importante de nos revenus vient des modules supplémentaires que nous vendons à ceux qui détiennent déjà une Slyde.»

Le responsable voit trois issues possibles pour les horlogers indépendants traditionnels: aller dans le très haut de gamme, moins sensible à la conjoncture, avoir accès à de forts investissements ou développer un produit vraiment révolutionnaire. «Ou mieux encore, combiner les trois!»

Rachats en série

A défaut, l’intégration à un groupe semble parfois inexorable. Les rachats de marques ont abondé ces dernières années. En juillet, Ulysse Nardin, l’une des dernières grandes manufactures indépendantes suisses — en bonne santé financière pour sa part –, a été acquise par Kering (Gucci, Girard-Perregaux, JeanRichard).

Et elles ne le crient pas sur les toits, mais de nombreuses marques cherchent un repreneur, qu’il s’agisse d’un groupe ou d’un investisseur privé à la force de frappe conséquente. A ce titre, le rachat des marques séculaires helvétiques Corum et Eterna par un groupe chinois, a secoué le microcosme horloger suisse.

Le tableau n’est cependant pas complètement noir ni totalement nouveau: tout au long de son histoire, l’horlogerie suisse a oscillé entre des cycles de concentrations et de «décentralisations». La première décennie du 21ème siècle a ainsi été particulièrement riche en créations de marques, et un esprit nouveau a soufflé sur toute l’industrie via des pépinières de talents comme l’Académie horlogère des créateurs indépendants basée à Zurich. Des petites marques très pointues comme Urwerk ou MB&F ont trouvé une niche particulièrement porteuse.

La conjonction de plusieurs facteurs négatifs cause certes aujourd’hui une période ardue pour les indépendants. Mais pour Alain Spinedi, directeur général de Louis Erard au Noirmont (JU), la crise est tout simplement le pain quotidien des petites marques: «Quand j’ai repris la société en 2003, elle était à l’agonie. Depuis lors, nous avons vécu un état de guerre permanent, en particulier face aux défis du franc fort et de la réduction des livraisons de composants par ETA (filiale du Swatch Group). Mais nous sommes sortis plus forts de ces crises et avons étendu notre gamme: puisque les mouvements mécaniques étaient moins disponibles, par exemple, nous nous sommes lancés dans le quartz pour rester abordables. Nos ventent frôlent aujourd’hui les 20’000 modèles par an.»

Très réactifs, les indépendants peuvent s’engouffrer dans les brèches ouvertes par les groupes. Louis Erard va par exemple être représenté par le puissant détaillant suisse Gübelin, avec lequel plusieurs marques phares de Swatch Group viennent de rompre leur partenariat. Les petits profitent aussi indirectement de tous les efforts consentis par les géants horlogers pour promouvoir le Swiss made à travers le monde. Et comme la Silicon Valley, la «Watch Valley» aura sans doute toujours besoin de créatifs indépendants pour nourrir son innovation. Autant de sources d’espoir face aux bilans teintés de rouge.
_______

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.