Nouvelles technologies et science citoyenne permettent aux chercheurs de quantifier nos émotions. Et d’identifier la recette de la félicité.
Pourquoi certains sont-ils satisfaits de leur vie et d’autres non? Un sujet aussi épineux qu’intrigant. La définition même du bonheur pose problème, souligne Pearl Pu de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). «Est-ce une émotion, une attitude, une humeur? Ce qui nous rend heureux aujourd’hui peut faire notre malheur demain.»
Traditionnellement, l’étude du bonheur reposait sur la corrélation entre des mesures subjectives de satisfaction, et certains facteurs objectifs: sommeil, effort physique, interactions sociales… Désormais, on cherche à révéler ce qui affecte les émotions en temps réel en s’appuyant sur les nouvelles technologies et la science collective pour étudier le bonheur à une échelle plus large que celle des études de laboratoire.
Une première méthode consiste à combiner l’impression subjective des sujets avec des données concrètes. Les applications comme Mappiness (London School of Economics) et Track Your Happiness (Université Harvard) utilisent les données GPS des smartphones pour repérer le rôle de la localisation et de la météo. Mais Pearl Pu s’intéresse à d’autres facteurs.
Un coach numérique
Ses expériences reposent sur des capteurs capables de mesurer l’activité physique et le sommeil des participants. Sur cette base, les chercheurs développent des algorithmes pour identifier les différences entre les groupes, mais aussi entre le comportement actuel et passé d’une même personne. En identifiant les routines saines, ils espèrent mettre au point un «conseiller en mode de vie» capable de proposer des suggestions précises et personnalisées sur les activités quotidiennes associées à la santé et au bonheur.
Les volontaires ne manquent pas et le recueil des données ne nécessite que des dispositifs bon marché sans contact avec les sujets, explique Daniël Lakens, psychologue de la cognition à l’Eindhoven University of Technology. Les appareils photo des smartphones peuvent ainsi servir à étudier les battements du cœur. «C’est invisible mais nos veines se dilatent et la peau rougit à chaque pulsation», précise-t-il. Un ordinateur filtre et amplifie le signal afin de mesurer le rythme cardiaque.
Ce dispositif a permis de repérer les différences de rythme cardiaque en fonction des différents états émotionnels. Ce n’est pas une science exacte, tempère Daniël Lakens: certaines émotions comme la colère ou un plaisir aigu peuvent s’avérer semblables sur un plan physiologique.
Pour aller plus loin, ces données pourraient être combinées à d’autres et notamment au rythme respiratoire. Daniël Lakens travaille pour que les caméras des smartphones des patients puissent leur signaler un état de stress, qu’ils ne remarquent pas le plus souvent.
Lire les visages
Les smartphones sont également capables de lire les émotions sur les visages. Dans les années 1970, Paul Ekman, psychologue à l’Université de Californie, à San Francisco, a inventé le «Facial action coding system» pour relier les mouvements musculaires du visage aux émotions. Ces «micro-expressions», souvent imperceptibles, suivent des séquences presque impossibles à feindre et se succèdent rapidement. «Nous ne les ressentons probablement pas, mais nous pouvons les analyser par la vidéo», explique Jean-Pierre Thiran, professeur de traitement du signal à l’EPFL.
Le logiciel mis au point dans son équipe peut ainsi décoder les émotions en conditions réelles en suivant les mouvements des yeux, même si l’éclairage est faible ou si les visages bougent. Les techniques d’apprentissage automatique (le «machine learning») permettent de prendre en compte les différences entre les cobayes. Jean-Pierre Thiran travaille avec Peugeot Citroën pour installer ce logiciel dans ses véhicules. Capable de détecter l’état émotionnel du conducteur, il pourrait déceler la somnolence ou le stress et adapter en conséquence l’ambiance dans l’habitacle.
En parallèle, nViso, créée par Matteo Sorci, ancien doctorant de Jean-Pierre Thiran, est l’une des startups qui utilisent la technologie faciale dans le cadre d’études de marché. Contrairement aux questionnaires, les micro-expressions repérées par les webcams ne mentent pas.
«A partir de bribes de comportement, nous tentons de déterminer comment nous nous sentons dans un contexte donné», explique Daniël Lakens, «mais nous ne mesurons jamais d’importants volumes de données, pour une question de coût». A long terme, les smartphones pourraient servir de laboratoires comportementaux permanents. Les Google Glasses, capables de recueillir des données sur ce que les gens voient et ressentent, pourraient représenter une mine d’informations unique…
Gagner ne fait pas toujours le bonheur
Si capteurs et objectifs peuvent révéler des émotions occultées à l’autoévaluation, les smartphones permettent aussi de tester à plus grande échelle des théories générales sur le bonheur. Le neuroscientifique Robb Rutledge, de University College de Londres, a développé l’application The Great Brain Experiment afin de mieux comprendre les sentiments subjectifs.
Dans son expérience, quelques volontaires devaient jouer à un jeu où ils devaient se décider entre une récompense monétaire garantie et des paris plus risqués. En étudiant le niveau de contentement à chaque étape, Robb Rutledge a élaboré un modèle capable de prédire l’état des joueurs. Il a observé que le bonheur ne tient pas uniquement à la réussite, mais dépend d’attentes qui évoluent continuellement en fonction des expériences récentes et des récompenses espérées. «Si vos attentes sont élevées, il se peut que la victoire ne vous rende pas plus heureux», affirme-t-il. Testé sur 18’000 utilisateurs, le modèle s’est montré capable de prédire avec précision le niveau de contentement d’un joueur.
Robb Rutledge espère que cette évaluation plus complexe du bonheur aidera les médecins à mieux cerner certains troubles de l’humeur comme la dépression: «Souvent, les patients tirent moins de plaisir d’activités pourtant agréables. Nous espérons pouvoir mieux définir ce qui a changé dans leur façon de réagir puis proposer des traitements efficaces.»
Recueillir des données à une telle échelle implique de larges responsabilités. Qui utilise l’information et à quelle fin devient une vraie préoccupation. «Le compromis entre la confidentialité de l’utilisateur final et les bénéfices qu’il peut tirer du système a son importance», déclare Pearl Pu. Elle travaille avec des experts sur des systèmes de cryptage qui limitent les possibilités, au travers notamment d’une forme particulière de brouillage qualifiée d’obscurcissement. La loi devra sans doute évoluer, précise Daniël Lakens; à l’heure actuelle, impossible de distinguer juridiquement celui qui se contente de regarder la vidéo de quelqu’un de celui qui en extrait des informations comme le rythme cardiaque.
Le design du bonheur
Daniel Quercia, informaticien au Yahoo Labs de Cambridge, au Royaume-Uni, a recours aux citoyens pour cerner la manière dont les villes affectent les émotions. Via une application, il leur a demandé de choisir la plus heureuse et la plus calme de deux images issues d’un ensemble aléatoire. A partir d’un algorithme d’analyse des images, il a identifié des corrélations entre certains repères visuels et les choix des habitants. La clé du bonheur urbain semble liée à ce qui valorise l’interaction sociale. «Espaces verts, petites maisons et ruelles rendaient tout le monde heureux. Les éléments négatifs étaient les bâtiments isolés et les voitures en marche», dit-il.
Daniel Quercia espère utiliser cette étude pour élaborer un dictionnaire des éléments heureux, accessible aux concepteurs urbains afin de les aider à réhabiliter le bonheur dans les villes. «Notre communauté délaisse de plus en plus l’expression à la mode ‘villes intelligentes’ au profit du concept de ‘villes heureuses’.»
Ces nouveaux éléments ont déjà été intégrés à certaines applications dédiées au mieux-vivre. Bien que ces changements puissent sembler minimes, Paul Dolan, spécialiste du comportement à la London School of Economics et auteur de Happy by design (Intentionnellement heureux) (2014), explique qu’en matière de bonheur un petit coup de pouce a de grands effets. «Les odeurs d’agrumes incitent au nettoyage.» C’est pareil pour le bonheur, dit-il: «Rien qu’en prenant conscience des situations qui nous rendent heureux, on peut créer des environnements qui lui sont propices.»
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Des tweets qui en disent long
Les informations que l’on donne sur son humeur sont une mine pour les scientifiques. Sune Lehmann, un informaticien de la Danmarks Tekniske Universitet (DTU) qui travaille avec Alan Mislove à l’Université Northeastern, a analysé 300 millions de tweets recueillis entre 2006 et 2009 afin de rechercher les termes corrélés au bonheur.
Les Californiens, connus pour leur tempérament enjoué, semblaient plus heureux que les New-Yorkais. Les jeudis soir correspondaient à des creux et les dimanches matin à des pics. Un outil de suivi comparable inventé par Peter Dodds et Chris Danforth (Université du Vermont), l’hédonomètre, a révélé que le pire creux est intervenu le 29 septembre 2008, au plus fort de la crise, tandis que la journée la plus heureuse était le 29 avril 2011, date du mariage du prince William.
Sune Lehmann met en garde contre la surinterprétation. «Le fait que les tweets contiennent plus de termes positifs ne signifie pas nécessairement que les gens sont plus heureux», indique-t-il. Mais le volume considérable de données sur Twitter présente un grand intérêt, ajoute-t-il.
L’informaticienne Pearl Pu a été plus loin en représentant graphiquement 20 émotions humaines, y compris la surprise, l’envie et la fierté. Son algorithme, EmotionWatch, a été testé lors des J.O. de Londres et de Sotchi, en extrayant les mots clés de Twitter afin de visualiser en ligne et en temps réel des sentiments repérés par un code couleur (rouge pour la colère, jaune pour la joie, bleu pour l’inquiétude, etc.). EmotionWatch peut également être utilisé pour détecter des événements dans les médias sociaux.
Mais le monde en ligne reflète-t-il fidèlement la réalité? Pour comprendre comment les interactions virtuelles sont liées à la vie quotidienne, Sune Lehmann a lancé l’étude «Sensible» à la DTU. Mille smartphones munis d’une application ont été distribués à des étudiants pour étudier la manière dont ils communiquent par téléphone, sur les réseaux sociaux et face à face.
Même si les utilisateurs présentent différentes versions d’eux-mêmes sur ces sites, la personnalité transparaît, déclare Sune Lehmann. «Nous choisissons de nous comporter d’une certaine manière sur ces réseaux. Mais ils révèlent parfois quelque chose de plus. Il est difficile de cacher qui l’on est», conclut Sune Lehmann.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 3).