KAPITAL

Le miracle cleantech se fait toujours attendre

Il y a cinq ans, on promettait des milliards d’investissements dans les technologies vertes, y compris en Suisse. Pourtant, le secteur n’a pas encore fait émerger des entreprises de taille significative.

«Environnement» allait enfin rimer avec «bons rendements», et «écologie» avec «économie». Il y a cinq ans, l’engouement pour le cleantech était général. Dans un monde de plus en plus préoccupé par le changement climatique, le gouvernement Obama investissait 64 milliards de dollars dans son plan de relance cleantech, tandis que la Chine plaçait 40 milliards dans les technologies propres. La Suisse voulait, elle aussi, favoriser cette industrie.

En septembre 2010, Claude Béglé, l’ancien directeur de la Poste et actuel directeur de la société de conseil SymbioSwiss, présentait en fanfare les résultats d’un mandat pour la mise sur pied du catalyseur Cleantech de Suisse Occidentale (CCSO). Un projet ambitieux: faire de Genève et de la Suisse romande un pôle d’excellence des technologies propres afin de devenir «un acteur qui compte sur [ce] marché globalisé et en forte croissance». Un an plus tard, le Conseil fédéral approuvait un Masterplan Cleantech destiné à permettre à l’économie suisse de se positionner «sur ce marché en plein essor». Avec les pôles EPFL – EPFZ, les multiples incubateurs de start-up et la réputation de la Suisse en matière d’innovation, le succès semblait une évidence.

Quatre ans plus tard, les résultats sont contrastés. Il faut dire que suivant la définition donnée aux cleantech, la réalité économique change, du moins sur le papier, comme en témoigne une étude réalisée sur mandat de la Confédération. A son apparition dans les médias romands dès 2005, le mot cleantech évoquait surtout les énergies alternatives. Il s’est ensuite élargi à l’efficience énergétique, la mobilité, la valorisation de l’eau, la gestion des déchets, les écobilans, etc. Selon cette conception «classique», l’étude du bureau zurichois Ernst Basler+Partner publiée récemment sur le site de l’Office fédéral de l’énergie conclut que les cleantech représentaient en 2013 quelque 207’000 emplois en Suisse (5,3% de l’ensemble des actifs), et une valeur ajoutée brute d’environ 25 milliards de francs, soit 4,2% du produit intérieur brut.

Mais une définition plus récente comprend les cleantech comme «l’utilisation commerciale de technologies, de processus de fabrication et de services qui contribuent à la protection ou à une exploitation plus efficiente des ressources naturelles». Selon cette vision, toujours selon la même étude, les technologies vertes représentaient 530’000 emplois en 2013 — trois fois plus que ceux de l’industrie pharmaceutique — et une valeur ajoutée brute de 48,6 milliards de francs. Cette définition va toutefois chercher assez loin: un boulanger qui cuit son pain dans un four efficient énergétiquement compte comme un emploi cleantech…

Quoi qu’il en soit, du côté des spécialistes de l’énergie verte en Suisse romande, le nombre d’emplois n’a pas explosé. L’initiative Cleantech Genève née du projet CCSO n’a pour l’heure créé que 38 emplois, selon des chiffres du Département genevois de l’économie. Et dans la région, trouver des PME spécialisées dans le domaine dépassant quelques dizaines d’employés reste mission impossible.

Lente révolution

Les cleantech n’auraient-elles pas tenu leurs promesses? Les intéressés nuancent: «On en a parlé trop tôt comme d’une révolution, explique Frank Crittin, gestionnaire d’IFP Global Environment, un fonds d’investissement actif dans l’environnement. Il n’y a pas eu de boom comme dans l’économie internet. Le web a créé une toute nouvelle industrie (Google, Amazon), alors que les technologies vertes sont en train de redéfinir tous les domaines allant de l’énergie à la production industrielle d’il y a 30-40 ans.»

«Les cleantech touchent aux infrastructures et, dans ce domaine, il faut beaucoup de temps pour prouver une technologie, précise Eric Plan, secrétaire général de CleantechAlps, la plateforme des acteurs du domaine en Suisse occidentale. Même si nous ne comptons pas encore de gros fleurons, nous n’avons pas à rougir.» Pour le Valaisan, avec l’annonce de la sortie du nucléaire en 2011, «c’est seulement dans 10-15 ans que nous pourrons dire si le marché du cleantech a porté ses fruits».

Le responsable de la plateforme Cleantech Genève, Laurent Horvath, s’attend à voir émerger de grosses PME plus rapidement. «Ce n’est qu’une question de semaines. Nous avons des pépites qui grandissent». Selon lui, la mutation du secteur est en court. «Nous sommes à la croisée des chemins: le prix du solaire a été divisé par cinq. Le marché prend conscience que les cleantech représentent une solution avantageuse. Il existe de véritables opportunités. Avec les tensions géopolitiques en Syrie et en Irak, il suffirait d’un couac pétrolier pour que le public fasse le pas vers le renouvelable.»

Le directeur du service de la promotion économique à Genève, Daniel Loeffler, relève de son côté qu’il «faut compter huit à dix ans pour qu’une start-up de trois employés se développe en une société de 100 employés». Les cleantech n’y font pas exception. Mais de tels succès pourraient passer inaperçus. Une start-up ou une PME qui met au point une technique très avancée aura tendance à se faire racheter plutôt que d’évoluer en un acteur de grande taille. «On appelle ce phénomène ‘open innovation’, souligne Eric Plan de CleantechAlps. De plus en plus, au lieu de développer à l’interne, les grands groupes regardent ce qui se passe sur le terrain et invitent voire financent des start-up.» Sur les quelque 600 membres que compte CleantechAlps, certains font actuellement l’objet d’une telle «surveillance». «Il est encore trop tôt pour parler de rachat, mais cela viendra dans quelques années», prédit-il.

Multiplicateur d’emplois

De fait, au niveau mondial, les plus gros acteurs des cleantech sont actuellement les grands groupes industriels. Siemens est par exemple le leader de l’éolien, tandis qu’ABB vient de mettre au point un bus électrique révolutionnaire. «Il s’agit de l’une des caractéristiques des cleantech: on tombe vite dans des sphères liées à de grands domaines industriel, fait remarquer Frank Crittin. Il faut avoir une certaine force de frappe financière, ce qui est difficile pour de petites sociétés.»

Quel que soit leur succès, les entreprises de cleantech en Suisse romande pourraient ne jamais atteindre plusieurs centaines d’employés. «Le secteur ne va pas créer des emplois autant que l’horlogerie ou la finance. Les usines de production ne se développeront pas ici car les coûts du travail ne sont pas compétitifs», estime Antonio Gambardella, directeur de la FONGIT, la Fondation Genevoise pour l’Innovation Technologique, un incubateur de start-up.

En revanche, la seule présence des cerveaux des entreprises innovantes dans le cleantech en Suisse pourrait agir comme un «multiplicateur d’emplois» au niveau local, poursuit-il. Une étude de l’Université de Californie à Berkeley a en effet établi que pour chaque emploi créé dans l’industrie des logiciels, des technologies ou des sciences de la vie, cinq emplois sont créés indirectement dans l’économie locale. Des places de travail qui vont d’instructeur de yoga à restaurateur. Le boom des emplois créés par le cleantech ne sera peut-être pas celui que l’on imaginait.

Mais pour que le cleantech s’impose définitivement, les mentalités doivent évoluer. «Les pays ne sont pas encore prêts, note Laurent Horvath, de la plateforme Cleantech Genève. En Europe, 50% de l’électricité vient du charbon.» La question économique joue un rôle. «Sur le marché libre, le coût des émissions de polluants n’est pas intégré dans les prix. Adopter les cleantech revient donc parfois plus cher, et cela reste un désavantage, regrette Nicolas Fries de l’association swisscleantech. Pour cette raison, nous travaillons à instaurer des conditions cadre afin que ce soit rentable pour les entreprises de passer à un mode de fonctionnement cleantech et pour donner une sécurité aux investisseurs.»

Le «miracle cleantech» n’a donc pas vraiment eu lieu, mais ses acteurs n’ont pas dit leur dernier mot.
_______

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.