Affreux, sale et méchant, le natif de Detroit est aussi la première star blanche du hip hop américain. Son seul slogan: suck my dick.
«Je ne fais pas de la musique noire. Je ne fais pas de la musique blanche. Je fais de la musique de combat» («Who knew»).
Déclamée par John Lennon ou Janis Joplin, la profession de foi ne manquerait pas d’évoquer l’idéologie peace and love, cheveux filasses et barbes au vent. Avec Eminem, cependant, ces versets revanchards prennent un tout autre tour, autorisant le rappeur américain à déverser un flot ininterrompu d’insanités et d’insultes sur les femmes, les homosexuels, l’industrie du disque et les boys-bands, entre autres sujets de harangue.
Loin de se battre pour une cause humanitaire autre que celle de son auto-promotion artistique, le petit blanc-bec de Detroit a vite compris que la seule manière d’imposer sa voix dans un univers dominé par les Noirs était de privilégier la surenchère, quitte à se montrer plus agressif et vulgaire que le plus radical du gangsta-rap.
Une opération commerciale imparable, propulsant son premier album «The Slim Shady LP» (1999) au sommet des charts, dopé par le succès de la chanson «My Name is» et de son entêtant refrain dialogué («my name is… What?»). Quatre millions d’albums et deux Grammy Awards plus tard, la question ne se pose plus, et le jeune homme de 26 ans peut envisager l’avenir avec sérénité.
Du moins en apparence. Car aux Etats-Unis, des voix s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer le manque d’esprit critique entourant la parution de son second album, «The Marshall Mathers LP», dans lequel le rappeur lance un nombre impressionnant d’attaques frontales à l’égard des bonnes mœurs, établissant un nouveau record du plus grand nombre d’invitations à la fellation de l’histoire du disque.
Une succession de diatribes anti-politiquement correct que d’aucuns attribuent à une lecture acerbe et ironique de la société contemporaine, tels qu’en témoignent certains textes à la logique implacable: «Vous voulez que je mette de l’ordre dans mes paroles / alors que le Président se fait sucer la bite», avance ainsi le rappeur pour sa défense, mettant le doigt sur les dérives de la presse à scandale américaine et sur le comportement du locataire de la maison blanche.
Miroir d’un environnement social à l’agressivité congénitale, la prose d’Eminem ne manque pourtant jamais de rappeler combien le discours du rap n’est qu’un jeu de rôles, ses menaces tournant court au gré de sa plume, multipliant les clins d’œil à l’encontre de l’auditeur et de ses victimes potentielles: «Je ne fais que jouer, ladies, vous savez que je vous aime» («Kill You»). Un sentiment confirmé par l’aisance vocale du rappeur, premier artiste blanc à avoir acquis de manière aussi convaincante le sens du flow et de la rime.
Au delà de son effet coup de poing, le rap d’Eminem injecte une bonne dose d’inventivité dans un univers dominé par les formules éprouvées du hip hop commercial américain. Produit par Dr Dre, le légendaire fondateur de NWA aux côtés d’Ice Cube et d’Ice T, la petite frappe se trouve en de bonnes mains pour distiller son fiel sur des samples inventifs et des grooves à l’efficacité contagieuse.
Du tube programmé «The Real Slim Shady» à «Criminal», mettant en scène le décalage entre les propos du rappeur et sa vie quotidienne, ce nouvel album déploie une énergie communicative à démonter les mécanismes du succès et de l’idéologie hip hop, tout en offrant au genre un sérieux dépoussiérage. Phrasés hachés, couplets chantonnés et effets de surprises en rafale, le rap d’Eminem laisse à penser que l’homme est sans doute plus habile qu’on ne le pense, manipulant avec brio les divers ingrédients d’une carrière que l’on promet spectaculaire.
Sur le plan commercial, l’affaire ne fait pas un pli. Après une semaine d’exploitation, son nouvel album s’est déjà vendu à 1,7 million d’exemplaires.
Reste le message social du rappeur, somme toute assez limité et n’offrant aux oreilles de ses jeunes auditeurs qu’un défouloir à l’égocentrisme assumé, monument d’auto-célébration je-m’en-foutiste. Aussi provocateur et ironique que l’on soit, doit-on pour autant mettre en scène le viol de sa mère, le meurtre de sa femme et l’humiliation publique des starlettes de MTV? Le débat est ouvert.