Vendredi, le groupe le plus provocateur de la scène européenne donnait un concert exceptionnel dans une clairière bordée de conifères. Avec «Blair Witch Project» en projection.
Vendredi 2 juin, dans la nuit profonde, au cœur de la forêt slovène, de sinistres orgues retentissent. Ce soir-là, la clairière de Hrusica, d’habitude peuplée d’ours et de daims fiers et nobles, est devenue un étrange lieu de culte. Quelques centaines de spectateurs se sont réunis sur cette petite plaine délimitée par une dizaine de flambeaux rougeoyants. Ils participent à une fête organisée pour la première nationale du film américain«The Blair Witch Project».
Cette œuvre expérimentale, qui est devenue le film plus rentable de l’histoire du cinéma, débarque enfin en Slovénie. A cette occasion, une séance de projection en pleine forêt a été organisée. Venus par bus depuis Ljubljana, les spectateurs ont découvert un vaste écran tendu entre deux solides sapins. A l’entrée de la clairière, un stand proposant des alcools locaux accueille les arrivants.
La musique continue de gronder par intermittence, lorsque dans le dos de l’auditoire, une scène improvisée dans les branchages éclaire soudain trois musiciens vêtus d’uniformes noirs et un chanteur barbu, en robe de cérémonie. Nous sommes en présence de Laibach, l’un des groupes les plus inspirés et les plus décriés de l’avant-garde européenne.
Profonde et imposante, la forêt fonde l’identité slovène et nourrit l’imaginaire du collectif Neue Slowenische Kunst. Cette organisation artistique créée au début des années 80 réunit des philosophes, des plasticiens, des gens du théâtre, des architectes. Mais son expression artistique la plus populaire et complète reste incarnée par Laibach.
En défi au régime titiste, Laibach a joué dès sa création sur une esthétique totalitaire, renvoyant dos à dos communisme et national-socialisme. Une batterie d’images de propagande et de sons électroniques et symphoniques, qui a porté l’écho d’une Europe centrale oublieuse de son passé. Dans ses vidéos pompeuses et ironiques, le groupe s’est mis en scène en pleine nature, au cœur des montagnes slovènes, recouvertes de majestueux conifères.
En habit de chasseur ou en uniforme proto-militaire, Laibach a décliné à chacun de ses albums un nouveau thème associant art et politique. Ainsi de «Kapital» (1993) et de «Nato» (1995), deux disques prophétiques à leur manière, qui ont dénoncé tant l’occidentalisation sauvage des ex-pays de l’Est que le cynisme brutal de l’Otan, dont on a pu mesurer les effets l’an dernier au Kosovo.
Grâce à son esprit provocateur et son intelligence politique, Laibach a obtenu une reconnaissance qui va de la Russie à la Californie, sur la scène rock comme dans les cercles d’avant-garde. Le groupe a notamment inspiré les auteurs américains du film-phénomène «The Blair Witch Project», qui ont intégré «God is God», un titre des Slovènes, sur la compilation officielle de leur best-seller.
Dans la clairière qui soudain s’obscurcit, le public semble abruti par la performance de Laibach. Un concert très court, trois morceaux en tout et pour tout. Des projections balaient les arbres surplombant la scène, créant ainsi un étrange motif de camouflage.
Très électronique et presque apocalyptique, la musique semble prolonger un rite démoniaque. «In nomine Dei, in nomine Satanas», vocifère le chanteur Milan Fras, les bras dressés vers un ciel bleu cobalt percé d’étoiles. Les sirènes synthétiques se mêlent à des sons de guitares très acides, à des cris électriques. La rumeur est imposante et furieuse, des lumières montent vers le ciel, trouant la nuit.
L’effet est assuré, un rien kitsch, à l’image de l’univers ironique de Laibach. On est loin de l’esthétique lo-fi de «The Blair Witch Project», film dont les premières images allument maintenant l’écran, dans un silence de mort.
Ivan Novak, membre fondateur de Laibach, explique pourquoi il a voulu s’associer à cette projection: «A nos débuts, nous avons fonctionné avec des moyens très restreints, à l’image des auteurs de ce film. Comme eux, on a essayé d’obtenir l’effet maximum avec un matériel très simple. J’admire avant tout la stratégie des réalisateurs, la manière dont ils ont su utiliser Internet pour lancer le film, en évitant les circuits capitalistes traditionnels.»
Détourner les règles du jeu reste l’une des clés de l’univers de Laibach. Il y a deux ans, le groupe a fait scandale lors du mois européen de la culture organisé à Ljubljana. Lors d’un spectacle très officiel monté avec l’orchestre symphonique de la ville, le groupe a présenté un show très agressif et christique. La performance a fait hurler les pontes du pouvoir slovène qui croyaient les musiciens embourgeoisés par le succès.
Laibach entend ne pas adoucir son message et son regard sur la société, même si, selon ses dires, l’impact des artistes sur la société slovène est aujourd’hui moins important qu’au temps du communisme. «Auparavant, les artistes underground offraient un regard alternatif, souvent révolutionnaire. Ils avaient une certaine autorité morale sur les gens. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas», dit Ivan Novak.
Concilier exigence critique et assise populaire, c’est le défi que veut relever les plus célèbre des groupes mitteleuropéens. Jeudi soir, après les différentes performances, le public a traversé la forêt pour gagner une nouvelle clairière. Une longue table improvisée, installée sur des rondins de bois, a accueilli les spectateurs. Une savoureuse goulasch était servie près d’un feu, du vin rouge coulait à flots. L’image d’une communauté unie, en somme.