CULTURE

«Tabou» et «Beau travail», le désir en lumière

Actuellement à l’affiche, les films de Claire Denis et Nagisa Oshima présentent de troublantes similitudes. Incursions dans la beauté surnaturelle…

Entre Claire Denis et Nagisa Oshima, il y a deux cultures et une façon radicalement différente d’envisager le cinéma. Pourtant, à scruter leurs derniers films respectifs, on découvre une parenté de thématique certes fortuite, mais passionnante à investiguer.

«Beau travail», de la Française, et «Tabou», du Japonais, mettent en scène une communauté masculine, militaire plus précisément. Les deux films retracent l’irruption d’un jeune homme aussi troublant que mystérieux au sein de ces assemblées viriles strictement hiérarchisées, et ils observent comment cette incursion d’une beauté surnaturelle au sein de l’ordre le plus froid va gripper l’inexorable mécanique.

Le canevas est simple. Il a d’ailleurs un paradigme auquel Claire Denis se réfère explicitement: la nouvelle «Billy Budd» d’Hermann Melville, qui raconte l’arrivée d’un marin aux angéliques attraits sur un navire de guerre et son anéantissement par le maître d’arme, qui y laisse aussi sa peau.

Claire Denis reprend cette fable pour la réduire à sa plus simple expression, la transposant dans la Légion étrangère en poste à Djibouti. L’originalité de son film, c’est de ne presque rien raconter. L’essentiel de la narration passe par la voix off du sergent Galoup, renvoyé de la Légion après avoir perdu l’opaque soldat Santain dans un désert de sel.

Les images, elles, s’attachent à la matérialité des paysages, à la lourdeur de l’air, aux corps tendus par l’effort, comme si la caméra scrutait le relief sans histoire de la terre et des hommes pour y guetter les sentiments troubles incrustés de manière presque invisible, tels des grains de sable sur une peau à peine ridée. C’est à peine si quelques regards dirigés vers le hors-champ suggèrent des bouleversements intérieurs, des attirances indicibles.

Le film lui-même est construit comme une suite de séquences, la plupart sans paroles, au creux desquelles on recueille peu à peu de maigres éléments narratifs, alors même que le sens explose tous azimuts, fruit de cette mise en scène quasi-chorégraphique, d’images travaillées avec un instinct très pictural. Sans s’attarder sur les chaires, sans se perdre en verbiages, voilà le film le plus charnel et le plus «parlant» que le cinéma français nous ait donné depuis longtemps.

S’agissant d’Oshima, le terme «pictural» sonne presque comme une redondance. Dans cet univers cérémonieux de samouraï, reconstitué avec une inquiétante méticulosité, les cadrages et les couleurs nimbent d’une brume surnaturelle un conte cruel. Ici, et au contraire du film de Claire Denis, on ne cesse de désigner par son nom cette chose que «la terre sait, le ciel sait, tout le monde sait»: l’amour entre hommes.

Il est d’ailleurs amusant de constater combien ce monde d’une sévérité absolue, où le samouraï se voit acculé au hara-kiri s’il a combattu pour une cause personnelle, accepte l’homosexualité comme une pratique courante qui, tout au plus, fait sourire ses indéridables chefs.

Pourtant, la douceur de traits du nouveau venu comme la douceur avec laquelle les regards se tournent vers lui charrient une odeur mortifère. La douceur se fait destructrice dans ce film métaphorique, jalonné de combats de sabre qui sont autant de corps-à-corps révélant les couples qui se forment et la violence du désir.

Dans ces deux films, la fascination se cristallise autour de l’ange exterminateur, celui par qui le désir déboule. Grégoire Colin et Ryuhei Matsuda possèdent des visages lisses, des yeux félins, des bouches revêches à la parole.

On ne sait quasiment rien d’eux, de leur passé ou de leur vie intérieure. Ce sont des personnages en creux, des statues de chair dont l’abord lisse n’offre nulle prise aux mains même les plus avides. Tout l’immense talent de Claire Denis et d’Oshima consiste à y frotter leur caméra pour nous les montrer comme des réceptacles du désir d’autrui, implacables miroirs renvoyant les hommes qui les convoitent à leurs propres contradictions. Où il apparaît que le désir constitue aussi une quête de soi en-dehors de soi.