LATITUDES

Quand le travail fait grossir

Les activités professionnelles sont un facteur important de surpoids. En cause: le stress, la mauvaise alimentation et le sédentarisme.

«En dix ans de travail, j’ai pris dix kilos!» La rengaine est connue et surtout de plus en plus commune. Généralement, ce n’est pas le travail en tant que tel qui fait grossir, mais son environnement et son organisation. Le problème touche la Suisse et préoccupe de plus en plus les organismes de santé publique. Mais il est aussi mondialisé que l’économie: au printemps dernier, le site américain Carreerbuilder a dévoilé les résultats d’une grande étude consacrée au phénomène. Menée de février à mars 2013, elle inclut les données de 3’600 travailleurs à plein temps de tous les Etats-Unis. Les chiffres sont sans appel: 41% des personnes interrogées ont révélé avoir pris entre 5 et 10 kilos depuis qu’elles avaient commencé à travailler.

Les métiers les plus concernés sont aussi ceux qui impliquent les plus hauts niveaux de stress ainsi que de longues heures derrière un bureau. Et contrairement à ce qu’on pense, ce ne sont donc pas les chocolatiers: en tête du classement, on trouve les assistants administratifs, les ingénieurs, les enseignants, les infirmiers, les informaticiens et les avocats.

En Suisse, diététiciens et nutritionnistes disent intervenir fréquemment auprès des travailleurs. L’Office fédéral de la statistique a publié en octobre dernier son rapport 2012 sur l’état de santé des Suisses. Celui-ci révèle que 41% de la population est en surpoids (ou obèse). Le temps consacré au travail étant prédominant dans la vie d’une grande partie de la population, il contribue de manière significative à cette épidémie.

«Le travail compte parmi les causes du surpoids, même s’il faut noter que ce n’est pas la seule, explique le docteur Gabriel Cascaval, chef de clinique adjoint à l’Institut universitaire romand de santé au travail (IST). Le travail assis devant un ordinateur pendant des heures serait un facteur aggravant. Et les demandes de rendement imposées par les entreprises rendent les employés encore plus sédentaires.»

D’après le spécialiste, les domaines professionnels considérés comme «à risque» sont les métiers du tertiaire, en particulier les activités de bureau, les professions de chauffeurs de bus et poids lourds, les métiers à fortes responsabilités et le travail de nuit, qui concerne notamment le personnel médical et les boulangers. «Beaucoup de gens qui pratiquent ces métiers voient leur indice de masse corporelle (IMC) monter à plus de 25 alors que, selon l’OMS, un indice normal se situe entre 18 et 25, poursuit le médecin. Avant même qu’ils se retrouvent en surpoids, on peut constater chez les travailleurs concernés un déséquilibre au niveau des lipides et du cholestérol.»

Grignoter beaucoup

Les causes de la prise de poids sont multiples. «La nourriture proposée par les cantines d’entreprises n’est pas toujours équilibrée, note Séverine Chédel, diététicienne membre de l’Association suisse des diététiciens et diététiciennes diplômés ES/HES. Lorsqu’il n’y a pas de cafétéria, les employés se rendent au restaurant ou privilégient un en-cas simple, comme un sandwich ou un repas pré-cuisiné qui contient souvent beaucoup de sel et de graisse. Au restaurant, on aura tendance à manger plus copieusement, à choisir une entrée ou même à boire de l’alcool. On ingérera plus de calories que ce que l’on en dépense assis derrière un bureau.»

Les horaires imposés aux employés peuvent aussi être la cause d’une mauvaise alimentation. Selon la diététicienne, une pause-déjeuner trop courte va favoriser l’ingestion d’un repas déséquilibré, en vitesse, où sont oubliés les fruits et les légumes. «Certaines personnes n’arrivent plus à mesurer leur appétit. En raison d’horaires imposés, elles doivent manger à des heures où elles n’ont pas faim. Du coup, elles ont tendance à manger léger, mais ensuite à grignoter beaucoup.»

Depuis peu, le travail de nuit est pointé du doigt par les nutritionnistes. Il faut savoir qu’il concerne tout de même 20% de la population active en Suisse. «Travailler la nuit provoque une rupture du rythme circadien, c’est-à-dire le rythme biologique construit sur les périodes de veille et de sommeil, explique le docteur Cascaval, de l’IST. Le cycle hormonal est perturbé, la température corporelle diminue et le métabolisme ralentit.» Pour se maintenir éveillés et se réchauffer, les travailleurs avalent des plats riches en sucre et en graisse, qui ne sont pas adaptés à la digestion nocturne. «Ils ne savent également plus quand manger, avant, après ou pendant le travail, note la diététicienne Séverine Chédel. La nuit n’est pas découpée comme la journée, avec des moments où l’on s’alimente. Perturbés dans leur rythme, les travailleurs de nuit finissent par manger trop.»

Le stress représente aussi un facteur important la prise de poids au travail. «Un corps sous stress va stocker les graisses par réaction de sauvegarde, explique Samia Dayer, psychologue spécialisée dans le domaine du stress, active au sein des entreprises. Cet état provoque une chaîne de cause à effet circulaire. Le stress déclenche souvent un état dépressif qui va augmenter l’appétit pour des aliments de consolation sucrés et gras, alors que le corps n’est pas en état de les éliminer correctement. Il provoque également des troubles du sommeil, qui vont générer un état de fatigue limitant l’activité physique.»

A vélo au travail

De plus en plus conscientes de cette problématique, beaucoup d’entreprises cherchent conseil auprès de diététiciens et de nutritionnistes et leur demandent de venir faire de la prévention auprès de leurs employés. «Souvent les employés sont conscients de leur mauvais comportement alimentaire mais ne parviennent pas à en changer, note la diététicienne Séverine Chédel. Nous tentons de leur apporter des solutions par des conseils simples sur les comportements alimentaires à adopter et les encourageons à pratiquer une activité physique. Venir au travail à pied ou à vélo, par exemple, est une bonne solution pour ceux qui manquent de temps libre.»

Le programme «actionsanté — manger mieux pour bouger plus», mis en place par l’Office fédéral de la santé publique, utilise d’ailleurs le lieu de travail comme un endroit privilégié pour sensibiliser la population à pratiquer une activité physique. Il encourage les entreprises à mettre en place des programmes incitant les employés à adopter un mode de vie sain: activité physique, alimentation équilibrée, gestion du stress ou même lutte contre le tabagisme. Dans le cadre de ce même programme, la société Selecta, leader européen de la restauration d’appoint via des distributeurs automatiques, s’est engagée à proposer davantage de produits répondant aux critères d’une alimentation équilibrée. Déjà testée dans les écoles, son offre fresh + fit intéresse particulièrement le milieu hospitalier et les entreprises.
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TEMOIGNAGES

«Le stress m’a fait prendre 15 kilos en 4 ans»

Sandra Wuerzer, responsable dans les ressources humaines

Entre 2008 et 2012, Sandra Wuerzer a pris 15 kilos. Durant cette période, elle occupe le poste de responsable adjointe aux ressources humaines de la police de Lausanne. Stressée par son travail, elle entre dans un cycle négatif qui favorise la prise de poids. Les horaires sont lourds, la charge de travail intense et souvent effectuée dans l’urgence. «Avec ce rythme, on est obligé de manger sur le pouce. La plupart du temps, je prenais un sandwich et restais à mon bureau. Sans repas à des heures régulières, on finit par manger n’importe quoi n’importe quand.»

A cela vient s’ajouter le dénigrement que subissent les métiers administratifs dans la police. «Sans uniforme, on évolue dans un climat tendu car notre travail n’est pas valorisé et on se sent constamment à l’essai, ce qui augmente encore le stress.» Après quatre ans passés dans ce rythme difficile, Sandra Wuerzer décide de changer de profession. «Je retire tout de même des bonnes choses de mon expérience à la police. Mais j’avais besoin de sortir de cet engrenage travail-stress qui relaie notre personne au second plan.»

Après avoir trouvé un nouveau poste, toujours dans les ressources humaines mais dans un climat plus serein, elle fait appel à un nutritionniste. Après avoir calculé sa masse graisseuse, il lui donne la marche à suivre pour se remettre en forme. D’abord, retrouver un rythme régulier pour les repas, ce qui évite le grignotage et contribue à une alimentation équilibrée. Ensuite, favoriser les aliments qui brûlent les graisses comme les omégas 3 contenus dans le poisson et diminuer progressivement l’apport en glucides. Enfin, reprendre le sport. «Pendant longtemps, j’avais horreur de pratiquer une activité physique. Après m’y être remise petit à petit, je suis devenue accro. Aujourd’hui, je ne peux plus me passer du nordic walking, ni du spinning.» En un peu moins d’une année, Sandra Wuerzer est parvenue à perdre 20 kilos.
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«Alors que je travaille dans une chocolaterie, je n’ai pas pris un gramme en 21 ans»

Fernanda Santos, vendeuse dans une chocolaterie à Lausanne

Des caracs, des truffes et des forêts-noires à n’en plus finir: l’environnement professionnel de Fernanda Santos, 51 ans, propose des tentations riches en calories à longueur de journée. Cette vendeuse d’origine portugaise travaille dans une grande chocolaterie lausannoise depuis 21 ans. Entre la vente et le service, elle passe près de 9 heures par jour entourée de douceurs. Pourtant, elle n’a pas pris un gramme durant toutes ces années et a réussi à garder sa ligne de jeune fille: «Il m’arrive de prendre un kilo l’hiver. Mais je le perds à nouveau rapidement.»

Une situation d’autant plus remarquable que la vendeuse mange les produits qu’elle vend à midi et que plusieurs de ses collègues ont pris du poids. Sa recette? «Je ne mange pas entre les repas au travail, ou seulement des fruits. Et je limite les matières grasses. Mon principal repas de la journée, je le prends le soir, en famille.» Ne se laisse-t-elle tout de même pas tenter par le fondant maison de temps à autre? «J’ai la chance de ne pas avoir de faible pour le sucré. Et lorsque l’on est entourée de chocolat toute la journée, il perd son attrait. En même temps, je ne me prive de rien: si j’ai envie d’une douceur, je me l’offre. Je crois que j’ai la chance d’avoir un métabolisme qui ne me fait pas prendre de poids.» Il faut dire aussi que, durant son service, Fernanda Santos bouge et marche énormément. «Le mouvement joue certainement un rôle, mais cela n’a pas empêché certains de mes collègues de grossir.»
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ENTRETIEN

«Le collègue qui vous offre un croissant n’est pas un ami»

Olivier Bourquin est nutritionniste et fondateur de la PME vaudoise Sport nutrition management. Il propose des ateliers aux entreprises pour prévenir la prise de poids des collaborateurs. Il livre ses conseils pour ne pas grossir au travail.

Au sein des entreprises, quelles sont les pires habitudes alimentaires que vous observez?

Ce qui me frappe, c’est que les gens mangent des portions trop grandes. Et beaucoup ne se rendent pas compte qu’ils ont déjà dépassé le stade du surpoids pour atteindre celui de l’obésité. Lorsque j’interviens dans une entreprise, je commence par accompagner les collaborateurs lors de leur repas de midi. La plupart du temps, ils mangent une entrée, un plat et un dessert, avec beaucoup de féculents et de matières grasses. C’est tout simplement trop! Et si l’on ajoute à cela le grignotage entre les repas, on a déjà une bonne partie de l’explication. Il faut éviter de manger entre les repas, surtout des denrées grasses et sucrées. Le collègue qui vous offre régulièrement des croissants ou des gâteaux n’est pas un ami. Les boissons sucrées sont également à proscrire.

Mais que faire lorsque nombre d’évènements professionnels sont ponctués par des repas et autres agapes?

Ce n’est pas facile à gérer, car la nourriture fait partie de la vie sociale professionnelle. Lors de mes visites en entreprise, j’ai parfois l’impression que les gens ne font que manger! Mais de plus en plus de restaurants offrent des menus légers et la consommation d’alcool durant les repas d’affaire tend à diminuer. Pour éviter d’être tenté lors des apéritifs, il faut prendre une collation saine vers 16h, à savoir un fruit.

Vous soulignez également l’importance du mouvement…

Les gens ne bougent pas assez, c’est une catastrophe. Le corps humain n’est pas fait pour rester assis plus de 3 heures d’affilée. Alors qu’on devrait faire 10’000 pas par jour, la plupart des travailleurs en font à peine 4000. Je dis toujours à mes clients qu’ils n’arriveront pas à atteindre leurs objectifs en termes de poids s’ils n’inscrivent pas l’activité physique dans leur routine quotidienne. Chacun doit trouver le sport qui lui convient et le pratiquer à long terme. Marcher rapidement au travail ou monter les escaliers à un bon rythme comptent aussi. Les bracelets qui calculent l’activité physiques constituent une aide pour certains.

En règle générale, quels menus conseillez-vous aux travailleurs pour ne pas prendre de poids?

Il faut commencer sa journée pas un petit-déjeuner copieux qui comprend beaucoup de protéines et pas trop de sucre. Puis ne plus rien manger jusqu’à midi pour permettre au corps de puiser dans les réserves. A ce moment, il faut un repas qui inclut des légumes, des protéines et peu de féculents. Je conseille de prendre un goûter vers 16 heures, avec un fruit, un oléagineux et éventuellement une barre de chocolat noir. Cette collation permet de réguler le pic d’insuline qui survient vers 16h30, de se préparer à une éventuelle activité sportive après le travail et d’avoir moins faim pour le souper. Ce dernier doit être léger car le métabolisme fonctionne au ralenti le soir et la nuit.
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Le surpoids diminue les chances à l’embauche

Les personnes obèses ont moins de chances d’être embauchées et sont moins bien payées que les minces. Cette discrimination est confirmée par plusieurs recherches européennes. L’une d’elle a été menée par l’Observatoire des discriminations à l’Université Paris I. Des chercheurs ont envoyé des CV avec photos pour répondre à des offres d’emplois. La moitié des dossiers, qui mentionnaient des compétences professionnelles égales, comportaient des photos de personnes obèses. Résultats: sur 258 envois à une même offre pour un poste de commercial, trois fois moins de réponses ont été reçues pour les candidats en surpoids.

L’expérience a également démontré que, tous types d’emplois confondus, les gens en surcharge pondérale avaient deux fois moins de chance de décrocher un poste. Même les télévendeurs avec des kilos en trop sont touchés par le phénomène. C’est principalement à cause de préjugés tenaces que le poids diminue à ce point les chances de trouver un emploi. Les psychologues attestent que les personnes en surpoids renvoient une image de lenteur et de paresse. Dans l’imaginaire collectif, on pensent qu’elles se laissent aller et souffrent de troubles psychiques.
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Collaboration: Thomas Pfefferlé et Geneviève Ruiz.

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.